«Si vous connaissez la géographie d'un pays, vous pouvez comprendre et prédire sa politique étrangère.» Cet adage, prêté à Napoléon, prend une dimension toute particulière quand il est question du Liban. Depuis son indépendance, le pays du Cèdre a dû faire face aux velléités hégémoniques de nombreuses puissances régionales. Aujourd'hui happé par le joug de la République islamique d'Iran, il a depuis longtemps vu son principe fondateur – celui de la neutralité – bafoué.
Et c'est bien cet élément central, établi lorsque fut forgé le Pacte national lors de l'indépendance du Liban en 1943, qui a été au cœur de la 13e édition des Rencontres d'Ici Beyrouth, clôturant l'année 2023. Tenue le 28 novembre, cette rencontre mettait à l'honneur deux intervenants de marque: Marwan Hamadé, député du Chouf et ancien ministre, ainsi que Selim Sayegh, également ancien ministre et aujourd'hui député du Kesrouan.
Dirigé et modéré par le directeur de la rédaction d’Ici Beyrouth, Michel Touma, le débat avait pour thème la politique étrangère du Liban. Il fut structuré autour de trois grands axes, résumés à travers ces trois questions: le Liban a-t-il eu une politique étrangère avant la guerre civile? Quelle est la politique étrangère actuelle? Et quelle devrait être cette politique, en tenant compte de l'impératif de la préservation des équilibres internes libanais?
Avant la guerre civile: de la difficulté à maintenir une ligne neutre

La période allant de 1943 à 1975 a pu montrer la complexité du maintien de la neutralité dont le Liban se réclame conformément au Pacte national. Dans son intervention, Marwan Hamadé s'est livré à une rétrospective de la politique étrangère du pays. Il a mis notamment en exergue comment, à partir d'une réalité fondée sur le fait que chaque communauté avait son propre agenda en matière de politique étrangère et de lien privilégié avec une puissance étrangère, les pères fondateurs de l'indépendance ont établi une ligne directrice basée sur ce principe de neutralité.
Mais cette ligne reste tributaire d'éléments tant internes qu'externes: M. Hamadé, faisant référence aux écrits de Michel Chiha, en fait ressortir au moins quatre: la nature multiconfessionnelle du pays, son économie, la question palestinienne et la Ligue arabe. Et ce sont précisément les facteurs extérieurs qui permettent de comprendre ce qui a pu mettre en danger le principe de neutralité.
Pour M. Hamadé, la rupture d'équilibre au niveau du Pacte est attribuée au nationalisme arabe et à la cause palestinienne. À partir de ce moment, le Liban traverse une période d'instabilité croissante, atteignant son paroxysme avec la signature de l'Accord du Caire en 1969, plongeant le pays dans la tourmente.
Il est rejoint sur ce point par Sélim Sayegh, qui définit cet accord comme une «fausse entente» avec les groupes armés palestiniens. Le député du Kesrouan explique par ailleurs comment, selon lui, l'infiltration du nationalisme arabe au Liban força le président Camille Chamoun à engager des pourparlers pour adhérer au Pacte de Bagdad afin de contrebalancer l'influence égyptienne en s'ouvrant davantage à l'Occident.
Une position que M. Hamadé ne partage pas, considérant que le président Chamoun s'est rendu coupable d'un occidentalisme trop évident. Un travers rééquilibré par son successeur Fouad Chehab: en témoigne sa rencontre avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser en terrain neutre, sous une tente montée à la frontière libano-syrienne.
De nos jours: une diplomatie inexistante, à l'image des institutions

Depuis, le Liban a été aligné contre son gré sur des axes étrangers, rappelle M. Hamadé. À l'hégémonie syrienne a succédé celle de l'Iran, tandis que le délitement des institutions a entraîné la désaffection de certaines communautés, notamment chrétiennes, envers le fait politique.
La politique étrangère n'y échappe pas: désormais, les représentants étrangers prennent les responsables politiques et religieux de chaque communauté comme interlocuteurs, au lieu du ministre des Affaires étrangères. Ce qui fera plus tard dire à l'ancien député Ahmed Fatfat, lors du débat, que le véritable détenteur de cette fonction (de ministre des AE) n'est autre que Hossein Amir-Abdollahian, chef de la diplomatie iranienne, en raison de ses visites fréquentes au Liban.

Si M. Hamadé met en avant l'évolution historique de la politique étrangère du Liban et ses conséquences sur la situation actuelle, M. Sayegh reprend ses conclusions pour poser la question suivante: «Quel Liban voulons-nous?» Pour le député du Kesrouan, c'est cette question qui doit déterminer la diplomatie du pays. Tandis que M. Hamadé, qui offre une analyse plus concrète, adopte une approche davantage conceptuelle et évoque le débat entre réalisme et utopie, soulignant l'importance de reconnaître la situation de dépendance dans laquelle se trouve le Liban. Sans pour autant abandonner l'aspiration à un idéal, celui du «Liban-message», dont le caractère neutre en ferait le facteur idéal pour recouvrer le rôle du Liban à l'échelle internationale, notamment en ce qui concerne les causes justes, à l'image de celle des Palestiniens.
Toutefois, comme le précise M. Sayegh, soutenir cette cause ne signifie pas suivre les fedayin et autres va-en-guerre sur la route de Jérusalem. En ce sens, il rejoint M. Hamadé en identifiant l'accord du Caire comme la cause initiale de la déviation vers la réalité actuelle, avec pour résultat les accords de Mar Mikhael puis de Doha, qui consacrent la dépendance du Liban à l'Iran via le Hezbollah, grandement aidé en cela par l'alliance contre-nature passée avec Michel Aoun.
De la nécessité d'une souveraineté diplomatique

La réflexion ouverte par le député du Kesrouan sur l'idéalisme mène alors à une autre, formulée à l'adresse des intervenants par M. Touma. Dans le cas d'un Liban utopique, libéré des vicissitudes actuelles, comment une politique étrangère proprement libanaise pourrait-elle s'esquisser, en prenant en compte les particularités du pays?
Citant Maurice Gemayel qui affirmait que «Le Liban est universel ou ne l'est pas», M. Sayegh préconise une approche autonome et multilatérale. Celle-ci doit être ouverte sur des institutions internationales, telles que l'ONU et l'UE. Sur ce point, il se montre légèrement en désaccord de son interlocuteur, qui insiste davantage sur une perspective plus dynamique.
En effet, se reférant à Napoléon, M. Hamadé explique que la diplomatie du pays doit prendre en compte un certain déterminisme territorial. La situation du Liban fait que celui-ci doit adapter sa stratégie en conséquence. Rappelant l'exemple du président Chehab, le député du Chouf plaide plutôt pour une diplomatie mobile, évitant de s'aligner sur des camps régionaux spécifiques.
En revanche, les deux hommes réaffirment leur soutien au Pacte national, où la communauté chiite serait mieux intégrée. Ils appellent tous deux le Hezbollah à se plier aux règles du jeu, en se «libanisant», dans le but de lutter contre les influences extérieures – notamment iranienne – qui pourraient compromettre la souveraineté du pays. Pour atteindre ce but, M. Sayegh appelle notamment à l'émergence d'un «Riad el-Solh chiite», une figure consensuelle à l'image de l'illustre père fondateur sunnite. En ce sens, il rejoint M. Hamadé qui appelle, lui, à une redynamisation de la résistance face à l'Iran, notamment en repartant des Accords de Taëf.
Quelles possibilités d'avenir pour un État failli?

Le débat fut l'occasion de briser la glace concernant la faisabilité d'un avenir pour un Liban indépendant. L'intervention d'Asma Andraos en incarne alors parfaitement l'esprit. L'auditrice y fustige l'inexistence d'un «Liban-message» et d'un discours jugé idéaliste de la part des intervenants. A contrario, elle rappelle le caractère failli de l'État libanais et appelle à des solutions conséquentes. Un appel qui trouve un écho auprès d'un autre auditeur, qui rappelle l'antagonisme régional entre un «bloc futuriste» constitué par le Golfe et Israël, d'une part, et par l'axe de la Moumanaa d'autre part, dans lequel le Liban se retrouve aspiré malgré lui. Ce dernier insiste notamment sur le fait que la jeunesse libanaise, qui représente l'avenir pays, est partie s'installer à l'étranger.
Une conclusion également partagée par l'ancienne ministre May Chidiac, qui s'est montrée pessimiste quant à l'avenir des générations futures au Liban, suggérant que le salut pourrait bel et bien résider en dehors du système en place, éventuellement dans une formule de type fédéral.
Dans l'ensemble, les participants ont plaidé en faveur de l'instauration d'un nouveau système politique, critiquant le concept de «Liban-message» face à une réalité multiculturelle complexe. Certains ont préconisé une approche d'endiguement («containment») intérieur avant de s'engager dans la politique étrangère, tandis que d'autres ont mis en avant l'option du fédéralisme comme une alternative réaliste. Certains ont considéré la neutralité comme une condition sine qua non, alors que d'autres ont souligné l'urgence d'une intervention internationale.
Face à ces questionnements, M. Sayegh a souligné que le problème ne doit pas être réduit au fait communautaire, fustigeant les politiques successives des récents gouvernements sous le mandat du président Aoun. Marwan Hamadé a insisté sur la nécessité de préserver l'unité du Liban, déplorant dans ce cadre la «poltronnerie» des gouvernants face aux influences étrangères.
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