Deux ans après la catastrophe du 4 août 2020, le port de Beyrouth est toujours un champ de ruines. L’activité économique y est drastiquement réduite, au point que certains espèrent désormais sa privatisation totale. Débuté le 31 juillet 2022, l’effondrement progressif des silos n’arrange en rien la situation.

Construits à la fin des années 1960, d’une hauteur d’environ 50 mètres et pouvant contenir plus de 100.000 tonnes de céréales, ils faisaient la fierté de Beyrouth. Les silos sont désormais devenus l’un des symboles de la double explosion du 4 août 2020. Ils représentent également la déliquescence d’un port en ruine qui, deux ans après la catastrophe, attend toujours sa reconstruction.

Début juillet 2022, un incendie s’est déclaré dans la partie nord des silos. Presque impossible à maîtriser, celui-ci a provoqué, le 31 juillet, l’effondrement d’un morceau de la section. À l’origine du feu, la macération de milliers de tonnes de blé, à l’abandon depuis le 4 août 2020.

Une extraction difficile

Pourquoi ces grains n’ont-ils pas été extraits? En 2021, l’entreprise française Recygroup est chargée par le gouvernement libanais d’en enlever un maximum. Elle en récupère quelque 6.000 tonnes, qui serviront à la production d’engrais et de granulés de bois. Les milliers, voire dizaines de milliers de tonnes restantes sont inaccessibles. Elles se trouvent notamment dans la partie nord des silos.

"Il était beaucoup trop dangereux d’essayer de les extraire. Après l’explosion, il est possible qu’ils se soient insérés dans la structure même des silos. Tenter de les retirer aurait pu provoquer un effondrement", confirme Assad Haddad, le directeur des silos. De même, essayer de maîtriser totalement l’incendie présentait un risque. Appliquer trop d’eau aurait accentué la pression, ce qui aurait pu déstabiliser la structure.

"Peu avant le 31 juillet, nos capteurs nous ont indiqué une inclinaison quotidienne de plusieurs millimètres de la partie nord, donc nous nous attendions à un effondrement partiel, ajoute Assad Haddad. Le reste de la section risque de tomber dans les prochains jours ou les prochaines semaines, impossible de le savoir avec précision. Plusieurs options sont désormais envisageables: attendre l’effondrement ou le provoquer, puis conserver la partie sud encore en l’état. Ou bien tout détruire et en profiter pour ériger un mémorial pour les victimes."

Une activité au point mort

Qu’il soit provoqué ou non, un nouvel effondrement entraînerait un énième ralentissement de l’activité économique du port, déjà extrêmement mal en point depuis le 4 août 2020. "La crise économique avait fait chuter notre activité locale de 80%, l’explosion l’a fait s’effondrer de 90%, indique Marwan Chebli, dirigeant de l’entreprise libanaise de frêt Antarsped. Désormais, nous réalisons 60% de notre chiffre d’affaires à l’international, et cela ne risque plus de s’inverser. Le marché libanais n’est plus vraiment intéressant, c’est un marché mourant."

Un marché mourant parfois encore attrayant, mais pas forcément pour les bonnes raisons. "La crise économique et l’explosion ont fait chuter l’activité au port. Aucun chiffre officiel n’existe, mais on peut estimer la baisse à entre 50 et 70%. Si beaucoup moins de produits arrivent légalement au Liban, la contrebande est devenue monnaie courante", estime Fouad Zmokhol, doyen de la faculté de gestion et de management de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et président du Mouvement international des chefs d’entreprises libanais.

Là aussi, impossible d’obtenir des chiffres officiels sur cette possible poussée de la contrebande, mais, selon Fouad Zmokhol, elle est évidente. "Avec la crise, beaucoup n’ont plus les moyens de payer les taxes ou les frais de douane. Il est plus facile de donner des pots de vin à des agents dont les salaires en livres libanaises ne valent plus rien", avance-t-il.

La majorité des échanges se font toujours au port

Malgré l’explosion, le port de Beyrouth a gardé son rôle d’acteur principal pour les quelques milliards de dollars d’importations et d’exportations libanaises qui restent. "À titre d’exemple, en 2015, 53% des exportations avaient lieu via le port. En 2020, à cause de l’explosion, 52% ont été effectuées depuis l’aéroport et seulement 40% depuis le port, énumère Nassib Ghobril, économiste en chef de la Banque Byblos. En 2021, le port est repassé devant, en récupérant à nouveau plus de 50% des exportations. Certains pensaient, à tort, que le port de Tripoli allait remplacer celui de Beyrouth. Malgré la destruction de ses infrastructures, le port de la capitale reste le lieu idéal pour les échanges."

Car deux ans après la catastrophe, le port de Beyrouth est toujours un champ de ruines. Non loin de la route principale, dans son enceinte, se trouve par exemple la "montagne de déchets": plus de 50.000 mètres cubes de matières en tout genre, souvent en décomposition, parfois toxiques. Ailleurs, entreposés çà et là, quelque 15.000 tonnes de métaux, 60.000 tonnes de minéraux et entre 700 et 1.000 carcasses de véhicules. La plupart des entrepôts sont encore détruits et sur les 16 grues à conteneurs initiales, une poignée reste encore debout.

La solution dans la privatisation?

"L’immeuble des douanes n’a jamais été reconstruit. Le service est désormais à l’aéroport. Pour chaque transaction, il faut faire des allers et retours interminables entre le port et l’aéroport. Des procédures qui prenaient quelques jours tout au plus traînent aujourd’hui sur plusieurs semaines, se désespère Marwan Chebli. Je sais bien que l’État est en faillite, mais en deux ans ils auraient eu le temps de remettre un minimum d’ordre!"

Que faire pour enfin entamer la reconstruction du port? "La réponse est bien plus globale: en faillite totale, l’État conserve le monopole sur tous les secteurs vitaux du pays, comme l’électricité, l’eau, ou les télécoms. Il est temps de privatiser, estime Nassib Ghobril. Le port pourrait servir de première expérience. Une ou plusieurs sociétés en prendraient la gestion en charge via des concessions à long terme. Elles apporteraient leurs investissements et leurs expertises, tandis que l’État resterait propriétaire et récupérerait des recettes conséquentes."

CMA CGM à la rescousse

En mars 2022, la compagnie française (aux racines libanaises) CMA CGM a justement remporté la concession, pour dix ans, du terminal à conteneurs du port de Beyrouth. L’armateur compte y investir 33 millions de dollars pour la rénovation des équipements, la construction d’un hangar de maintenance et de stockage et la digitalisation des systèmes et processus internes.

Un bon début pour Fouad Zmokhol. "Je ne peux que saluer la démarche de CMA CGM, dit-il. Maintenant, il faut espérer qu’ils tiendront dix ans. Vu les problèmes de l’État et tous les conflits entre les partis politiques, ce n’est pas certain. Le problème, c’est que plus aucun pays ne veut prêter au Liban. Le FMI ne donnera rien sans réformes et, de toute manière, les quelques milliards promis ne financeraient qu’une infime partie de la reconstruction. Il faut un appel d’offre pour le rachat total du port. Mais personne ne sera intéressé tant qu’on ne sortira pas de notre défaut de paiement. Depuis son annonce en mars 2020, aucun plan de route n’a été présenté pour tenter d’en sortir!"

Contactés pour la réalisation de cet article, le ministère des Transports, les autorités du port, la Sûreté générale et la compagnie CMA CGM n’ont pas souhaité s’exprimer.