L’enquête nationale autour de l’explosion du 4 août est-elle vouée à aboutir un jour?

Malgré le désespoir face à une classe politique qui veut par tous les moyens, légaux et d’intimidation, effacer la trace du crime, des proches de victimes interrogés par Ici Beyrouth sont confiants: le juge d’instruction près la Cour de justice Tarek Bitar, chargé de l’enquête, bien qu’ayant les mains liées depuis sept mois par de multiples recours en dessaisissement, aurait déjà avancé sur son dossier. "Il détient toutes les données, mais nous n’aurons les réponses qu’une fois l’acte d’accusation publié", confie Cécile Roukoz, qui a perdu son frère dans l’explosion.

Certes, une telle confiance dans le juge Bitar est constante chez les familles des victimes et renforcée par les attaques politiques qu’il subit. Pour Cécile Roukoz, "c’est soit la Cour de justice et l’enquête du juge Bitar, soit la Haute Cour de justice chargée de juger les responsables, et que les hommes du pouvoir tentent de nous imposer".

Une Haute Cour aux couleurs syro-iraniennes 

Une source judiciaire croit savoir que l’élection d’office au cours de la première séance législative du Parlement des sept députés membres de la Haute Cour de justice (composée également de huit magistrats) préluderait à un nouveau forcing contre le juge, visant cette fois à procéder à des amendements légaux qui consacreraient la mainmise de cette instance sur l’enquête. Un avocat qui suit de près le dossier rappelle que "la compétence dépend de la qualification juridique du crime". "Le juge Bitar a opté pour un crime intentionnel, excluant toute compétence de la Haute cour en la matière, limitée en vertu de la Constitution aux cas de haute trahison ou manquement grave aux devoirs de la charge (des responsables jugés, NDLR)", dit-il. Et même si le pouvoir a alimenté un (faux) débat juridique autour de la compétence de la Haute Cour, la probabilité d’amendements des textes reste, pour les observateurs interrogés sur la question, minime. C’est ce que confirme également un député de l’opposition à Ici Beyrouth. Il n’occulte pas pour autant la symbolique de la nouvelle composition de la Haute Cour, nettement acquise au camp syro-iranien. Elle inclut désormais, à la demande du Hezbollah, le député Jamil Sayed, rouage de l’appareil sécuritaire libano-syrien avant 2005. C’est ce qui, selon nos informations, aurait incité le député joumblattiste Fayçal el-Sayegh, seul membre n’adhérant pas à ce camp, à s’en retirer peu après son élection.

"Un blocage par l’Exécutif"

Indépendamment de la Haute Cour, le pouvoir a réussi à lier durablement les mains du juge Bitar à travers les recours répétés en dessaisissement et pour suspicion légitime contre lui. La loi ne limite pas le nombre de ces recours, ce que certains avocats considèrent comme une "brèche" exploitée par le pouvoir.

Plus nuancé, le pénaliste Akram Azouri explique que "la loi est bien faite, puisqu’elle facilite d’une part les demandes de dessaisissement et récusation qui font partie des droits de la défense et des principes du procès équitable, et prévoit, d’autre part, des délais extrêmement brefs d’examen de ces demandes". Sauf que "la loi n’a pas prévu le cas de blocage des nominations des juges chargés d’examiner les demandes", qui vient prolonger indéfiniment les délais de leur examen.

Pour rappel, les permutations judiciaires sont bloquées et empêchent entre autres la tenue de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, inactive depuis sept mois pour absence de quorum, alors qu’elle devrait se réunir pour examiner une partie de ces recours. "La loi ne doit pas être modifiée, mais elle n’a pas pu prévoir le blocage de la justice par l’Exécutif", souligne Akram Azouri.

Force est de relever néanmoins qu’un amendement de la loi a été proposé au Parlement, prévoyant que le juge garde la main sur le dossier tant que la demande de dessaisissement ou de récusation n’a pas été tranchée, et un autre amendement, du reste critiquable, visant à accroître les amendes (minimes en vertu de la loi en vigueur) si un recours en dessaisissement est rejeté. Ces deux propositions ont toutefois été renvoyées en commission, "le tombeau des lois", par le président de la Chambre, Nabih Berry, explique Pierre Gemayel, dont le frère a été tué dans l’explosion.

C’est, en outre, du président de la Chambre que relève le ministre des Finances, Youssef el-Khalil, lequel bloque depuis avril le décret des permutations – "et cela n’est pas près de changer, du moins pas avant la présidentielle", selon une source parlementaire. Les députés berryistes Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil sont également poursuivis dans le cadre de l’enquête et sont à l’origine d’une partie des recours contre le juge Bitar.

Allié au Hezbollah, Nabih Berry contribue à bloquer directement l’enquête, mais dans un contexte où l’ensemble de l’establishment politico-sécuritaire n’a pas intérêt, pour plus d’une raison, que la vérité soit révélée, s’accordent à relever les observateurs.

"À l’origine du crime, le Hezbollah"

Il reste que "la plupart pèchent par peur", constate un avocat proche du dossier.  Parce que l’un des principaux obstacles à l’aboutissement de l’enquête est la dimension militaire du crime du port, mettant en jeu les intérêts directs du Hezbollah.

"À l’origine du drame, 2.750 tonnes d’explosifs entrées au port en 2013. Le terrain est donc d’entrée sécuritaire, constate d’emblée un avocat proche du dossier. Les seules parties autorisées à en faire usage sont les forces armées qui ont dit que cette marchandise ne leur appartenait pas. Il reste donc la question de savoir à quel groupe non étatique engagé militairement appartient ce nitrate à dessein militaire, puisque dépassant le seuil d’azote du nitrate agricole. Or le seul groupe de cette nature, actif dans le pays, et capable de stocker et de déplacer ces explosifs à partir d’un service portuaire officiel est le Hezbollah, impliqué dans des guerres régionales, notamment en Syrie." Pour l’avocat précité, il est même "impossible que cette marchandise appartienne à d’autres que le Hezbollah".

Il en veut pour preuves, d’abord, les conditions du maintien au port de Beyrouth du navire Rhosus transportant le nitrate et accosté au port le 20 novembre 2013 ; ensuite, les circonstances du stockage de la marchandise en question.

La décision de ne pas autoriser le navire à reprendre le large, prise par les autorités du port, était formellement motivée par un rapport du service d’inspection des navires, sur une fente dans la cale du navire. Cette fente, selon l’avocat, qui dit avoir fait part du rapport à un expert, aurait pu selon ce dernier facilement être réparée. D’ailleurs, avant d’arriver à Beyrouth, le bateau avait transité par plusieurs pays sans être interdit de navigation. Or ni la fente n’a été réparée, ni le propriétaire de la marchandise dangereuse, qui n’était pas destinée aux forces armées du pays, n’a été interrogé. Le rapport technique avait été communiqué à la veille de la fête de l’Indépendance du 22 novembre 2013, jour chômé, et depuis, plus personne ne l’a remis en question. Aux employés du port questionnant la présence de ce navire, aucune réponse n’a été donnée, selon l’avocat.

Le fonctionnaire envoyé sur place par le juge des référés de Beyrouth, lequel a donné l’ordre initial de décharger le nitrate en 2014 sur base de fausses informations fournies par la direction du transport maritime, n’a pu examiner la marchandise, poursuit-il. Le prétexte était que celle-ci avait déjà été entreposée dans le hangar n°12, tombant dans le périmètre d’une "zone du port connue pour relever du Hezbollah et interdite d’accès, même pour des officiers", ajoute l’avocat qui cite des employés du port.

Couverture de l’acheminement du nitrate

Se pose, à partir de là, la question de l’usage du nitrate en question. "Il a été démontré que l’acheminement des 2.750 tonnes d’explosifs nécessiterait 37 à 40 poids lourds, ou 96 à 100 pickups, poursuit l’avocat. C’est dire que leur sortie du port n’aurait pas été possible sans l’encadrement d’une partie influente." Il rappelle, sur base d’un rapport du FBI, qu’il n’en restait que 500 tonnes au moment de l’explosion.

Selon une source politique indépendante, un ancien ministre allié du Hezbollah, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt par contumace, aurait contacté un officier de l’armée positionné au port pour lui demander de faciliter la sortie de camions transportant le nitrate, "vraisemblablement à la demande du Hezbollah". Si cet ancien ministre a refusé d’être interrogé, ce n’est pas nécessairement parce qu’il était au courant de la nature de la marchandise, mais il est probable qu’il ne veuille pas impliquer le parti chiite, selon cette source.

Liquidations en série  

La tournée, inhabituelle à plus d’un égard, effectuée par Wafic Safa, responsable de la sécurité du Hezbollah, au palais de Justice, le 20 septembre 2021, était une tournée d’intimidation du corps judiciaire, s’accordent à dire les observateurs. Une intimidation appuyée par un message de menace transmis par l’intermédiaire d’une journaliste au juge d’instruction.

Dans ce contexte, les discours chroniques à l’antenne du secrétaire général du parti chiite, Hassan Nasrallah, contre l’enquête, s’accompagnent, sur le terrain d’au moins trois assassinats non élucidés après le 4 août: l’assassinat du colonel à la retraite des Douanes, Mounir Abourjeily, à Kartaba en décembre 2020, n’a pas été sans rappeler la mort suspecte, en 2017, du colonel Joseph Nicolas Skaff, également officier des douanes; l’assassinat très peu médiatisé d’un vigile du port, que révèle à Ici Beyrouth une source proche du dossier; et celui de Joe Bejjani, photographe, en décembre 2020 devant son domicile à Kahalé. Selon un avocat proche du dossier, l’affaire a été classée sans suite faute d’éléments concluants. "Une décision risible au vu des éléments de preuve disponibles", dit-il. Selon plusieurs sources, la victime aurait pris des photos du port le 4 août 2020, autour du hangar n°12 où était entreposé le nitrate, avant la double explosion meurtrière. Des photos qui auraient capturé une activité suspecte d’éléments du Hezbollah autour du hangar, ce que confirme plus d’une source.

"Détenus par peur pour leur sécurité"

"Ces assassinats et la menace qu’ils dénotent ont conduit à faire le choix de détenir certains témoins potentiels, par crainte pour leur sécurité", confie un observateur qui suit le dossier de près. Ce que confirme un autre proche du dossier, rapportant que les détenus ne se trouvent pas tous au même endroit. Il reste que, selon un avocat, "la plupart auraient opté pour le mutisme", tant s’imbriquent dans cette affaire les intérêts stratégiques du Hezbollah, ceux des services sécuritaires et militaires, les intérêts d’un système politique tentaculaire qui couvre de différentes manières le parti chiite, et ceux aussi de la communauté internationale qui n’aurait nul intérêt à ébranler le statu quo de la mainmise iranienne sur le pays (indépendamment d’une implication, directe ou indirecte, d’Israël dans le déclenchement de la déflagration).