Si tout le monde garde à jamais gravée dans sa mémoire la tragédie du 4 août 2020, funeste jour de la double-explosion du port de Beyrouth qui a ravagé la capitale, beaucoup (pour des raisons totalement valables) ne se souviennent pas des débordements effroyables qui ont eu lieu seulement quatre jours plus tard. C’est pourtant une journée dont la gravité exige un arrêt sur image tant la cruauté et la violence physique et psychologique qui la marquent sont les symboles répressifs d’un régime qui a piétiné et dépassé toutes les limites de l’entendement humain, ne serait-ce que sur les plans moral et légal.

Un contexte dramatique

Le 4 août, l’ampleur du drame est immense : Beyrouth est une plaie béante, sa chair est calcinée par un volcan créé par l’homme et dont aucun citoyen lambda ne connaissait l’existence quelques secondes plus tôt. Ses habitants les moins chanceux sont tués, les autres sont blessés ou se retrouvent quelques heures avant la tombée de la nuit sans logement, sans les domiciles qu’ils ont passés des vies et leurs économies à acheter et à construire. Tout le monde est abasourdi, mais l’heure est trop grave pour réfléchir aux moyens d’encaisser ce choc sans précédent. Il faut agir vite pour sauver qui peut être sauvé et retrouver les disparus. Les trois jours qui suivent, les forces vives des quatre coins du pays affluent vers la capitale pour aider les résidents à nettoyer les immeubles et les rues des éclats de verre qui sont omniprésents. La stupeur des premiers instants se mue en colère, mais ce sentiment est mis en pause parce que la priorité est au déblayage minimum de la ville. Cette colère contre le manque total de responsabilité des dirigeants ne peut naturellement pas être contenue trop longtemps et il est convenu que le quatrième jour, samedi 8 août, sera le jour de la contestation.

Pour rappeler le contexte, cela fait alors déjà dix mois que la crise économique, monétaire et financière a commencé, et les contestations populaires qui avaient débuté le 17 octobre 2019 n’ont pas cessé de manière volontaire mais sous la contrainte du fait de la crise sanitaire et du premier confinement qui se sont ensuite rajoutés à cette équation infernale. C’est dans ce chaos-là qu’intervient l’explosion, qui vient exacerber le sentiment de rage du peuple envers sa classe politique qu’il accuse d’être incompétente, criminelle et corrompue.

Les tirs

Aussitôt arrivés au centre-ville après une dure journée d’été de plus à tenter de reconstruire Beyrouth et soutenir ses habitants, les milliers de manifestants, qui incluent également des blessés de l’explosion et un grand nombre de sinistrés, sont accueillis par des tirs de la police du Parlement, qui dépend du président de la Chambre. En plein Beyrouth, quatre jours après l’une des explosions les plus dévastatrices de l’Histoire du monde, des membres de cet organisme qualifié par un expert de " milice institutionnalisée ", tirent à balles réelles sur leurs concitoyens. Les tireurs sont habillés en civil.

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Un membre de la police du Parlement habillé en civil, pointant son arme sur les manifestants.
Crédits photo: Timour Azhari pour Al-Jazeera/Twitter

C’est sans compter les gaz lacrymogènes et les balles en caoutchoucs, projetés à des distances échappant à tout standard légal international en la matière, au point d’être dirigés directement sur des manifestants et notamment sur leurs visages. À ce moment, les corps de plusieurs victimes de l’explosion n’ont toujours pas été retrouvés et les principaux hôpitaux de la ville demeurent soit détruits, soit en surnombre de patients. Malgré cela, des agents payés par le contribuable libanais pour assurer la protection collective des citoyens leur tirent dessus en utilisant des balles réelles contenant du plomb.

L’état des blessés

Se remémorant les faits, le Dr Joe el-Khoury, chef du service de radiologie interventionnelle à l’Hôpital Geitaoui et à l’Université libanaise, souligne que " parmi les blessés, nous en avons qui ont perdu un œil ou qui ont été touchés au niveau des organes vitaux ou nerveux, ce qui implique de potentielles paralysies ; il y en a même qui se sont fait tirer dessus plus d’une fois ". Au sujet des munitions employées, le Dr el-Khoury explique qu’il s’agissait de cartouches de gros calibre destinées à la chasse (notamment d’oiseaux) et contenant des grenailles de plomb qui s’éparpillent de façon à toucher la cible en l’endommageant le plus possible. Selon la Croix-Rouge libanaise et al-Jazeera, 728 personnes ont été touchées par les différents types de projectiles, dont certaines au cou, au visage et à la poitrine.

Le rapport de Human Rights Watch

Le 26 août 2020, l’ONG internationale Human Rights Watch (HRW) publiait un rapport édifiant et factuel, photos à l’appui, portant sur les dérives et la violence de ce sombre samedi. Ce rapport évoque même un cas où les forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur des manifestants qui tentaient seulement d’évacuer un homme blessé. Michael Page, directeur adjoint de HRW pour le Moyen-Orient a déclaré sur ce plan: " Au lieu de soutenir les compatriotes beyrouthins qui se dégageaient encore des débris de l’explosion, l’appareil sécuritaire libanais a tabassé les manifestants avec une violence ahurissante ". " Cet usage si illégal et si excessif de la force contre des contestataires en grande majorité pacifiques démontre l’impitoyable mépris des autorités pour leur propre peuple " a-t-il poursuivi.

Dans une réponse officielle envoyée par les Forces de Sécurité Intérieures (FSI) à l’ONG le 14 septembre suivant, celles-ci ont nié que leurs membres aient utilisé des balles réelles en métal ou des balles en caoutchouc. Dans la même réponse, les FSI ont toutefois relevé que la " force de sécurité du Parlement, qui inclut la police du Parlement et une agence de l’armée, elle a bel et bien fait usage de ces armes ". D’autre part, il faut signaler que dans deux témoignages recueillis par HRW, " les tireurs situés dans l’enceinte du Parlement étaient entourés par des membres de l’armée et de la police en uniformes qui n’ont pris aucune mesure pour les arrêter. Certains pourraient analyser cet évènement comme une preuve de plus de l’emprise de certains organes liés au commandement " politicien " sur ceux du Liban officiel.

Ces évènements presque tombés dans l’oubli collectif méritent sans aucun doute de véritables enquêtes, nationales ou internationales, donnant suite à de réelles procédures judiciaires et aboutissant à de vraies sanctions contre les responsables de cette répression sanglante imposée à un peuple qui n’avait même pas encore entamé le deuil de ses concitoyens. Dans le cas de l’explosion du 4 août comme dans celui des violences du 8 août, ces (ir)responsables peuvent être classés en deux catégories : d’une part, les instigateurs et auteurs du crime (ceux qui ont acheminé et stocké le nitrate et ceux qui ont donné l’ordre à la police du Parlement de tirer), et d’autre part, les coupables de négligence et de lâcheté criminelles (ceux qui se sont tus en sachant que la ville était assise sur une bombe à retardement et ceux qui n’ont jamais agi alors qu’ils auraient pu le faire).

Le rétablissement psychologique des victimes et de leurs proches passe par la justice. La victoire aux dernières législatives de M. Firas Hamdan, qui fait partie des blessés du 8 août 2020, représente peut-être un espoir en ce sens.

Lien du rapport établi par Human Rights Watch : https://www.hrw.org/news/2020/08/26/lebanon-lethal-force-used-against-protesters