Hadi Matar, l’assaillant de Salman Rushdie à New York, vient de plaider non-coupable par la voix de son avocat. Ce jeune américain d’origine libanaise de 24 ans est une piètre figure de l’antihéros, un anti-Prométhée qui aurait évacué sa conscience en se laissant diluer dans ce que Raymond Aron appelle « religions séculières » et Eric Voegelin « religions politiques ». La philosophe iranienne Setare Enayetzadeh voit dans la révolution islamique de 1979, dans son pays, un exemple inachevé d’une telle sécularisation.
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C’est le romancier libanais Jabbour Doueihy qui a su le mieux cerner la psychologie profonde de ces êtres étranges, justiciers de Dieu, dans son roman Le Quartier Américain, par le biais de son personnage central Ismaïl qui, dans un effort surhumain, parvient tout de même à se libérer de l’emprise de la mort et à revenir au monde des vivants grâce à l’image de sa mère Intissar. Hadi Matar ne semble pas avoir bénéficié d’une telle grâce. Sa froide détermination à exécuter une sentence canonique de mort contre Rushdie, prononcée plus de dix ans avant sa naissance, nous laisse rêveurs. Il est vrai que ladite fatwa de l’Ayatollah Khomeiny est, métaphore oblige, une bombe nucléaire culturelle prononcée par le théoricien de la religion politique iranienne de Wilayat al Faqih (Vicariat du jurisconsulte). Dans cette doctrine politico-religieuse, le juriste-théologien ou jurisconsulte, agit en tant que vicaire terrestre, mandataire de l’Imam occulté invisible, lui-même conçu comme l’ombre de Dieu sur le monde. Les sentences d’une telle autorité canonique engagent naturellement le croyant fidèle et demeurent valides tant qu’elles n’ont pas été annulées par l’instance d’autorité qui les a proclamées. Il est vrai qu’en 1998 le président réformiste Mohamad Khatemi s’était engagé à ce que l’État iranien n’applique pas la fatwa anti-Rushdie. Mais ceci n’annule pas la perpétuelle validité de la sentence qui demeure revêtue de l’autorité canonique que lui confère l’Imam par le biais de son vicaire. Le président de la république islamique d’Iran n’a pas le statut de l’instance canonique reconnue au Guide suprême, aujourd’hui l’ayatollah Ali Khamenei, successeur de Khomeiny. En 2005, Khamenei, validant la fatwa de son prédecesseur, déclare que « tuer Rushdie » demeure licite car autorisé par la religion. De plus, en 2016, une levée de fonds organisée en Iran par plusieurs médias, a réussi à augmenter la prime de la tête de Rushdie d’un montant de 600.000 dollars américains. Elle se monte actuellement à trois millions de dollars.
Religion et violence semblent apparemment former un couple inséparable dans l’histoire humaine notamment dans les sociétés où le lien civique est de nature religieuse. Le régime politique devient nécessairement l’expression d’une pensée unique au sein de l’État du souverain Bien. Aucune contradiction ne peut donc être tolérée. Aucune altérité ne peut se concevoir. Professer une opinion différente devient œuvre diabolique et son auteur peut être exterminé. Répandre son sang acquiert, en quelque sorte, la qualité d’un sacrifice propitiatoire. Il en a toujours été ainsi, depuis les temps immémoriaux jusqu’à nos jours. C’est la modernité occidentale et la sécularisation qu’elle a entraînée qui ont réalisé la recommandation de Jésus Christ de légitimer l’ordre politique en le séparant de l’ordre individuel de la foi et de celui collectif de la vie religieuse. Aujourd’hui, la modernité des Lumières et ses valeurs humanistes vacillent dangereusement. La barbarie tribale de l’identitarisme est de retour. C’est ce qui fait dire à Raymond Aron : « Je propose d’appeler religions séculières les doctrines qui prennent dans l’âme de nos contemporains la place de la foi évanescente et situent, ici-bas dans un avenir lointain, sous la forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité ». Il fait ainsi écho à Éric Voegelin qui, dans sa critique de la modernité, avait déconstruit le noyau religieux des grands mouvements totalitaires de masse, apparus au XX° siècle et qui font un retour autrement plus bruyant et dangereux aujourd’hui. Si au XX° siècle, les acteurs de tels mouvements étaient des régimes politiques, au XXI° siècle force est de constater que les acteurs non-étatiques sont au premier plan de ces mouvances. Le jihadisme fondamentaliste, chiite ou sunnite, appartient à cette catégorie, de même que certains réseaux de New.born Christians et de différents groupes racistes et/ou néo-nazis.
L’attentat contre Rushdie concerne le Liban et les libanais, non pas tant parce que Hadi Matar est d’origine libanaise mais parce que le Conseil Supérieur Chiite vient de rendre publique une déclaration violente contre Salman Rushdie, par la voix du grand Mufti Jaafarite, Cheikh Ahmad Kabalan, la plus haute autorité canonique de la communauté chiite. Certes, il ne se félicite pas de l’attentat commis par Hadi Matar mais déclare, entre autres, « Salman Rushdie est une piètre figure à bon marché qui, en guise d’histoire, ne cesse de fabriquer des récits mensongers et hypocrites, de médire de notre patrimoine, de lancer des flèches empoisonnées de haine contre les musulmans et leur héritage […] Son livre Les Versets Sataniques est une œuvre satanique, fruit du désir occidental de défigurer l’image du Prophète et du Coran et l’essence de la religion … ». Il poursuit par toute une diatribe antioccidentale extrêmement violente. Nous supposons que c’est dans un tel climat qu’a grandi le jeune Hadi Matar et que c’est un tel système de pensée qui l’a formaté. Il a connu le monde à travers un tel discours et un tel regard. Faut-il dès lors s’étonner qu’il ait pu mettre de côté sa propre conscience et passer à l’acte avec une telle froideur, au mépris de l’ordre public ?
Est-ce Dieu qui est en cause ? Certainement pas. Mais les institutions de pouvoir, les régimes politiques, les tyrans, les inspirés, les illuminés, peuvent faire dire à Dieu ce qu’ils veulent. Le meurtre comme acte individuel est un crime justiciable devant la société, mais le meurtre par pulsion collective est souvent justifiable en faisant appel à Dieu. La haine et le mal sont dans la nature de l’homme qui les justifie par tous les moyens possibles, le plus facile étant d’instrumentaliser Dieu, par des textes, des commentaires de textes, des herméneutiques, ou encore une soumission aveugle à des sentences inhumaines. La science la plus rationnelle est également une autre source de justification de la haine. Il suffit de relire la longue histoire du racisme et ses exterminations de masse, justifiées par les arguments scientifiques les plus primaires mais donnant bonne conscience aux agents de la haine.
Certains ont été choqués par les réactions louant l’acte de Hadi Matar en Iran. « Baisons la main de celui qui a déchiré le cou de l'ennemi de Dieu avec un couteau » écrit le quotidien Kayhan. Il faut lire cette littérature à travers le filtre de l’histoire. Ainsi, au Concile de Constance (1414-1418) le représentant de l’ordre des Chevaliers Teutoniques, l’évêque Ravgaldson, avait demandé à l’assemblée conciliaire de conférer les indulgences plénières préalables aux armées de son ordre qui avaient l’intention d’exterminer leurs ennemis polonais considérés comme des sous-hommes (untermenschen). Parlant de celui qui va à la croisade, Bernard de Clairvaux écrit : « S’il tue, c’est pour le Christ. Ce n’est pas sans raison, en effet, qu’il porte le glaive : il est un serviteur de Dieu pour châtier ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien […] La mort qu’il inflige est donc un gain pour le Christ, et celle qu’il reçoit, un gain pour lui-même[1] » ( http://classes.bnf.fr/idrisi/pedago/croisades/bernard.htm )
On le voit, pour un croyant convaincu d’être le justicier de Dieu, la connaissance de l’ennemi est tout à fait secondaire. Ici le combat ne se déroule pas dans le contexte guerrier classique d’un face-à-face mais dans un conflit asymétrique où le visage de l’ennemi disparaît au profit d’une métaphore : le criminel, l’infidèle, l’occupant, l’apostat, etc. Tuer, dans ces conditions, n’est plus un homicide mais une sorte de malicide. Peu importe l’identité propre de celui qu’on tue, c’est nécessairement le mal absolu qui n’a pas besoin d’être pensé et réfléchi. Cet unspeakable evil est dès lors exclusivement défini par son acte - ou ce qu’on lui prête comme tel - et non par son être propre. À la limite, il est relégué dans le non-être, le rien.
Il aura fallu, à l’Europe occidentale, quelques huit siècles pour sortir d’un tel carcan mental. Si clash de civilisations il semble y avoir aujourd’hui, un tel clash a lieu entre passé et modernité. C’est ce dont il faut être conscient quand on se trouve en face d’un homme ou d’un groupe pris dans un tel engrenage. Au Liban, ce piège est partout car la logique mortifère de la masse poursuit implacablement son œuvre destructrice de la personne humaine, de l’État de droit qui seul est en mesure de garantir sa dignité, ainsi que des institutions qui protègent sa sécurité et ses libertés.
La crise du Liban est d’abord politique mais malheureusement son noyau demeure marqué par l’instrumentalisation du religieux, au sens des religions politiques et séculières de Raymond Aron et Éric Voegelin.
[1] Saint Bernard, De laude novae militiae, cité par Jean Richard, dans L'Esprit de croisade, Paris, 1969
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C’est le romancier libanais Jabbour Doueihy qui a su le mieux cerner la psychologie profonde de ces êtres étranges, justiciers de Dieu, dans son roman Le Quartier Américain, par le biais de son personnage central Ismaïl qui, dans un effort surhumain, parvient tout de même à se libérer de l’emprise de la mort et à revenir au monde des vivants grâce à l’image de sa mère Intissar. Hadi Matar ne semble pas avoir bénéficié d’une telle grâce. Sa froide détermination à exécuter une sentence canonique de mort contre Rushdie, prononcée plus de dix ans avant sa naissance, nous laisse rêveurs. Il est vrai que ladite fatwa de l’Ayatollah Khomeiny est, métaphore oblige, une bombe nucléaire culturelle prononcée par le théoricien de la religion politique iranienne de Wilayat al Faqih (Vicariat du jurisconsulte). Dans cette doctrine politico-religieuse, le juriste-théologien ou jurisconsulte, agit en tant que vicaire terrestre, mandataire de l’Imam occulté invisible, lui-même conçu comme l’ombre de Dieu sur le monde. Les sentences d’une telle autorité canonique engagent naturellement le croyant fidèle et demeurent valides tant qu’elles n’ont pas été annulées par l’instance d’autorité qui les a proclamées. Il est vrai qu’en 1998 le président réformiste Mohamad Khatemi s’était engagé à ce que l’État iranien n’applique pas la fatwa anti-Rushdie. Mais ceci n’annule pas la perpétuelle validité de la sentence qui demeure revêtue de l’autorité canonique que lui confère l’Imam par le biais de son vicaire. Le président de la république islamique d’Iran n’a pas le statut de l’instance canonique reconnue au Guide suprême, aujourd’hui l’ayatollah Ali Khamenei, successeur de Khomeiny. En 2005, Khamenei, validant la fatwa de son prédecesseur, déclare que « tuer Rushdie » demeure licite car autorisé par la religion. De plus, en 2016, une levée de fonds organisée en Iran par plusieurs médias, a réussi à augmenter la prime de la tête de Rushdie d’un montant de 600.000 dollars américains. Elle se monte actuellement à trois millions de dollars.
Religion et violence semblent apparemment former un couple inséparable dans l’histoire humaine notamment dans les sociétés où le lien civique est de nature religieuse. Le régime politique devient nécessairement l’expression d’une pensée unique au sein de l’État du souverain Bien. Aucune contradiction ne peut donc être tolérée. Aucune altérité ne peut se concevoir. Professer une opinion différente devient œuvre diabolique et son auteur peut être exterminé. Répandre son sang acquiert, en quelque sorte, la qualité d’un sacrifice propitiatoire. Il en a toujours été ainsi, depuis les temps immémoriaux jusqu’à nos jours. C’est la modernité occidentale et la sécularisation qu’elle a entraînée qui ont réalisé la recommandation de Jésus Christ de légitimer l’ordre politique en le séparant de l’ordre individuel de la foi et de celui collectif de la vie religieuse. Aujourd’hui, la modernité des Lumières et ses valeurs humanistes vacillent dangereusement. La barbarie tribale de l’identitarisme est de retour. C’est ce qui fait dire à Raymond Aron : « Je propose d’appeler religions séculières les doctrines qui prennent dans l’âme de nos contemporains la place de la foi évanescente et situent, ici-bas dans un avenir lointain, sous la forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité ». Il fait ainsi écho à Éric Voegelin qui, dans sa critique de la modernité, avait déconstruit le noyau religieux des grands mouvements totalitaires de masse, apparus au XX° siècle et qui font un retour autrement plus bruyant et dangereux aujourd’hui. Si au XX° siècle, les acteurs de tels mouvements étaient des régimes politiques, au XXI° siècle force est de constater que les acteurs non-étatiques sont au premier plan de ces mouvances. Le jihadisme fondamentaliste, chiite ou sunnite, appartient à cette catégorie, de même que certains réseaux de New.born Christians et de différents groupes racistes et/ou néo-nazis.
L’attentat contre Rushdie concerne le Liban et les libanais, non pas tant parce que Hadi Matar est d’origine libanaise mais parce que le Conseil Supérieur Chiite vient de rendre publique une déclaration violente contre Salman Rushdie, par la voix du grand Mufti Jaafarite, Cheikh Ahmad Kabalan, la plus haute autorité canonique de la communauté chiite. Certes, il ne se félicite pas de l’attentat commis par Hadi Matar mais déclare, entre autres, « Salman Rushdie est une piètre figure à bon marché qui, en guise d’histoire, ne cesse de fabriquer des récits mensongers et hypocrites, de médire de notre patrimoine, de lancer des flèches empoisonnées de haine contre les musulmans et leur héritage […] Son livre Les Versets Sataniques est une œuvre satanique, fruit du désir occidental de défigurer l’image du Prophète et du Coran et l’essence de la religion … ». Il poursuit par toute une diatribe antioccidentale extrêmement violente. Nous supposons que c’est dans un tel climat qu’a grandi le jeune Hadi Matar et que c’est un tel système de pensée qui l’a formaté. Il a connu le monde à travers un tel discours et un tel regard. Faut-il dès lors s’étonner qu’il ait pu mettre de côté sa propre conscience et passer à l’acte avec une telle froideur, au mépris de l’ordre public ?
Est-ce Dieu qui est en cause ? Certainement pas. Mais les institutions de pouvoir, les régimes politiques, les tyrans, les inspirés, les illuminés, peuvent faire dire à Dieu ce qu’ils veulent. Le meurtre comme acte individuel est un crime justiciable devant la société, mais le meurtre par pulsion collective est souvent justifiable en faisant appel à Dieu. La haine et le mal sont dans la nature de l’homme qui les justifie par tous les moyens possibles, le plus facile étant d’instrumentaliser Dieu, par des textes, des commentaires de textes, des herméneutiques, ou encore une soumission aveugle à des sentences inhumaines. La science la plus rationnelle est également une autre source de justification de la haine. Il suffit de relire la longue histoire du racisme et ses exterminations de masse, justifiées par les arguments scientifiques les plus primaires mais donnant bonne conscience aux agents de la haine.
Certains ont été choqués par les réactions louant l’acte de Hadi Matar en Iran. « Baisons la main de celui qui a déchiré le cou de l'ennemi de Dieu avec un couteau » écrit le quotidien Kayhan. Il faut lire cette littérature à travers le filtre de l’histoire. Ainsi, au Concile de Constance (1414-1418) le représentant de l’ordre des Chevaliers Teutoniques, l’évêque Ravgaldson, avait demandé à l’assemblée conciliaire de conférer les indulgences plénières préalables aux armées de son ordre qui avaient l’intention d’exterminer leurs ennemis polonais considérés comme des sous-hommes (untermenschen). Parlant de celui qui va à la croisade, Bernard de Clairvaux écrit : « S’il tue, c’est pour le Christ. Ce n’est pas sans raison, en effet, qu’il porte le glaive : il est un serviteur de Dieu pour châtier ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien […] La mort qu’il inflige est donc un gain pour le Christ, et celle qu’il reçoit, un gain pour lui-même[1] » ( http://classes.bnf.fr/idrisi/pedago/croisades/bernard.htm )
On le voit, pour un croyant convaincu d’être le justicier de Dieu, la connaissance de l’ennemi est tout à fait secondaire. Ici le combat ne se déroule pas dans le contexte guerrier classique d’un face-à-face mais dans un conflit asymétrique où le visage de l’ennemi disparaît au profit d’une métaphore : le criminel, l’infidèle, l’occupant, l’apostat, etc. Tuer, dans ces conditions, n’est plus un homicide mais une sorte de malicide. Peu importe l’identité propre de celui qu’on tue, c’est nécessairement le mal absolu qui n’a pas besoin d’être pensé et réfléchi. Cet unspeakable evil est dès lors exclusivement défini par son acte - ou ce qu’on lui prête comme tel - et non par son être propre. À la limite, il est relégué dans le non-être, le rien.
Il aura fallu, à l’Europe occidentale, quelques huit siècles pour sortir d’un tel carcan mental. Si clash de civilisations il semble y avoir aujourd’hui, un tel clash a lieu entre passé et modernité. C’est ce dont il faut être conscient quand on se trouve en face d’un homme ou d’un groupe pris dans un tel engrenage. Au Liban, ce piège est partout car la logique mortifère de la masse poursuit implacablement son œuvre destructrice de la personne humaine, de l’État de droit qui seul est en mesure de garantir sa dignité, ainsi que des institutions qui protègent sa sécurité et ses libertés.
La crise du Liban est d’abord politique mais malheureusement son noyau demeure marqué par l’instrumentalisation du religieux, au sens des religions politiques et séculières de Raymond Aron et Éric Voegelin.
[1] Saint Bernard, De laude novae militiae, cité par Jean Richard, dans L'Esprit de croisade, Paris, 1969
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