Nos pères fondateurs et les leurs
Les pères fondateurs du Liban, toutes confessions confondues, appartenaient au même monde; nombre d’entre eux avaient été formés dans les mêmes établissements. C’étaient des levantins ayant le sens du compromis: ils cherchaient à s’approprier la modernité occidentale sans renoncer à leur authenticité arabe. Mais le Hezbollah, ce nouvel arrivé sur la scène politique, ne peut, du fait de son ancrage iranien, que récuser l’attrait que la Méditerranée a pu exercer sur les bâtisseurs de la Première république qu’étaient Béchara el-Khoury, Sabri Hamadeh, et Riad el-Solh (voir photo).



Il y a cent ans, le Grand Liban était proclamé par le général Gouraud pour répondre aux attentes d’autorités religieuses et d’élites intellectuelles, pour l’essentiel chrétiennes. Qui pouvait croire à l’époque que les libanistes jouaient à «la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf»? S’adjoindre des zones et des populations réfractaires au caillou qu’était le Mont Liban, c’était paver le chemin de la confrontation entre communautés religieuses. Aussi, inconsciemment, rendez-vous était pris avec le conflit civil dans les décades qui allaient suivre, le pays ayant perdu en homogénéité confessionnelle.

Le Liban fut, sous le Mandat français et à l’aube de l’Indépendance, une illusion entretenue. Mais quelle aventure ce fut et quelle réussite jusqu’en 1975, une «success story» comme n’arrêtait pas de le répéter Kamal Salibi? Certes, l’administration souffrait des ravages du clientélisme et de la corruption mais c’était, qu’on se le dise, dans la limite du gérable. Rien à voir avec l’inénarrable dysfonctionnement de la chose publique que l’on vit aujourd’hui. C’était avant l’évergétisme haririen qui a entraîné le pays dans une course vers l’abîme financier.

L’idée qui a présidé au départ

George Samné, déçu de voir sa Syrie amputée, disait en 1921 que les libanistes avaient insisté auprès de Clemenceau pour se tailler en Orient arabe un «foyer chrétien, un refuge exempt de charges et de souci» (1). Ce qu’il avançait était exact, mais rien qu’en partie! Car le Mont-Liban de la Moutassarifiya, ayant été élargi, n’allait plus être la chasse gardée des maronites et des druzes (2).

Nos pères fondateurs allaient désormais répondre aux noms d’Émile Eddé, de Bechara el-Khoury, de Michel Chiha, mais également de Ryad et Sami el-Solh, d’Abd el-Hamid Karameh, de Sabri Hamadé, de Youssef el-Zein et de Adel Osseirane, etc. Ces élites politiques, économiques ou intellectuelles (3) appartenaient à cette variété de Levantins, risible aux yeux de certains, qui regardait en direction de l’Occident et voulait s’approprier sa modernité tout en préservant sa soi-disant authenticité. À des degrés divers, les messieurs susmentionnés appartenaient au même monde, ayant souvent fait leurs études dans les mêmes établissements (4).

De ce fait, ils avaient des points communs et un certain dévouement au bien public qui leur avait été inculqué sous les Ottomans. Certains gardaient l’emblématique fez rouge comme couvre-chef mais, ce faisant, ils ne dédaignaient ni le col cassé ni l’habit à queue des cérémonies officielles. C’étaient des Méditerranéens, quand bien même nationalistes arabes ardents, qui avaient assimilé plus ou moins bien certaines caractéristiques des régimes prospérant en Europe, à savoir la représentation politique, l’alternance au pouvoir, et la distinction entre législation civile et législation religieuse.

Avec ses combinazioni et ses passe-droits, le char de l’État pouvait avancer cahin-caha, mais du moins il avançait sans avoir nécessairement recours à l’oppression. Le pays, profitant de maints contextes régionaux, devint un havre de prospérité pour les entrepreneurs et un asile pour les fugitifs. Partant de là, Georges Naccache pouvait stigmatiser la Syrie en lui disant que ce qui la caractérisait, c’était une «farouche volonté d’isolement, (…) une solitude héroïque». Maniant la comparaison, l’éditorialiste poursuivait: «Là où vous pensez murs, cloisons, fossés, toute notre histoire (libanaise) répond: espace, libres horizons, échanges et mouvements.» (5)

Notre cogito et leur credo

Que dire aujourd’hui du nouveau partenaire qui redistribue les cartes sur la place libanaise et qui cherche l’inspiration auprès des ayatollahs du plateau iranien, cette plaque eurasiatique encadrée par les monts Zagros à l’Ouest et le détroit d’Ormuz et du Golfe Persique au sud? Le Hezbollah, puisqu’il faut l’appeler par son nom, récuse l’idéologie de la Méditerranée et celle des échanges fructueux. Dans sa quête du salut dans ce monde et dans l’autre, il se dirige carrément vers l’Est, répudiant l’ouverture aux «open societies» si bien définies par Karl Popper.


Aussi faut-il admettre que nous n’avons pas les mêmes expectatives. Pas plus que les mêmes pères fondateurs puisque le parti de Dieu fonde sa légitimité, non pas sur la souveraineté populaire, mais sur la wilayat al-faqih ou «tutelle du jurisconsulte». C’est là son «credo», son droit le plus absolu. Qui irait le lui reprocher?

Seulement voilà, un rêve de pasdarans et de bassidjis, c’est-à-dire de société verrouillée, risque de chasser notre rêve d’Europe des Lumières, de Méditerranée et de séparation (toute relative, j’en conviens) du sacré et du profane.

En bref, notre cogito ne peut s’accommoder de leur credo (6)

1- George Samné, La Question du Liban et la quadrature du cercle, Correspondance d’Orient, 15 mai 1921, pp.388-9.

2- S’il y eut prédominance maronite, jamais elle ne dépassa la limite du tolérable et des règles de bon voisinage. Rien à voir avec la manière dont certaines minorités furent traitées en Syrie et en Irak. On a trop tendance à l’oublier.

3- Certains étaient affiliés à la franc-maçonnerie qui transcendait les clivages religieux

4- Au Collège des lazaristes d’Antoura: Sabri Hamadeh et Riad el-Solh tout comme un peu plus tard Kamal Joumblat.  - Au Collège secondaire des pères jésuites: le même Riad el-Solh avec Émile Eddé, Bechara el-Khoury et Michel Chiha.

5- Georges Naccache, Lettre ouverte au président Khaled el-Azm. L’Orient, 9 mars 1950.

6- L’opposition entre «cogito» et «credo» est un emprunt à Ghaleb Bencheikh.

 
Commentaires
  • Aucun commentaire