La realpolitik est très rentable à court terme. Cependant, pour le long terme, imaginons seulement aujourd’hui, si la Cilicie était toujours arménienne francophile, ce qu’elle aurait pu offrir comme possibilités au prestige de la culture française et donc de sa puissance politique et économique.

Le destin de la Cilicie était depuis toujours lié à celui du Liban. Déjà, dès l’époque séleucide, ils étaient réunis au sein d’une administration commune sous Antiochos X, entre 94 et 88 av. J.C. Au Moyen Âge, la Cilicie devenait un royaume arménien allié au Comté de Tripoli. En 1920, ce territoire montagneux situé au nord de l’île de Chypre, était, une fois de plus, joint au Liban sous un mandat français souhaité et obtenu par les Arméniens et les maronites qui se relevaient à peine du grand génocide perpétré à coups de massacres, de déportations et de famine.

L’abandon de la Cilicie

Les troupes françaises étaient intervenues en Cilicie dès novembre 1918, en coordination avec les contingents britanniques. Mais dès février 1920, les colonnes franco-arméniennes, qui subissaient de graves défaites, commençaient leur retrait de plusieurs villes, suivies de leurs populations chrétiennes. Pris de panique, les Arméniens entreprenaient des initiatives désespérées, proclamant le 5 août 1920, la République arménienne de Mésopotamie cilicienne, aussitôt réprimée par les autorités françaises.

Alors qu’à partir de Beyrouth, le général Gouraud préparait la reconquête d’Édesse, Paris signait le 20 octobre 1921 le traité d’Ankara. Elle y rétrocédait tous les territoires de Cilicie à la Turquie en échange du respect des populations chrétiennes, ainsi que la promesse d’hypothétiques avantages économiques. C’est le comble de la cruauté que de placer les survivants d’un génocide sous la protection de leurs bourreaux. Il en a résulté un exode général encouragé par l’Église arménienne elle-même qui ne se faisait pas la moindre illusion sur la suite des événements.

Le royaume de Cilicie et le comté de Tripoli en 1190. (Wikimedia)

L’abandon de Ninive et d’Alexandrette

La France a abandonné le peuple arménien de Cilicie pour se voir régler les dettes ottomanes par la jeune République turque, conformément au traité de Lausanne qui sera signé en 1923. Pour les Arméniens qui, comme les maronites, avaient attendu la protection française depuis des décennies et avaient combattu dans les légions loin de leurs foyers, ce fut la consternation. Toujours selon cette logique de raison d’État, à Ninive (Mossoul) en Haute-Mésopotamie, les assyro-chaldéens qui avaient combattu fidèlement auprès des Britanniques étaient à leur tour trahis par ces derniers, et abandonnés aux Arabes en 1933 pour subir les habituels massacres et exodes. En 1939, le Sandjak d’Alexandrette, avec la grande Antioche, était encore remis par la France à la Turquie. Tout ce qui avait miraculeusement survécu au génocide chrétien, succombait aux politiques franco-britanniques.

L’abandon des Dardanelles

Rien n’a pu échapper à cette débâcle générale qui précipitait la mort de l’Orient chrétien. Les régions grecques ont fini par être rattrapées par les mouvements d’exode. Début janvier 1922, les troupes françaises évacuaient les villes arméniennes d’Adana et de Tarse en Cilicie et, dès septembre, elles livraient les territoires grecs d’Asie mineure jusqu’à leurs positions dans les Dardanelles. Un million trois cent mille Grecs se trouvaient arrachés à leur terre ancestrale. Tous les chrétiens, syriaques-orthodoxes, grecs-orthodoxes, assyro-chaldéens, maronites d’Alexandrette et Arméniens devenaient les victimes directes de la politique nationale turque de nettoyage ethnique.

La défaite des Grecs sur le front occidental avait rendu précaires les positions françaises. Pour le président du Conseil, Aristide Briand, l’entente avec les Kémalistes permettrait en revanche à la France de se maintenir en Syrie et de protéger le Liban, tout en s’assurant les bonnes grâces du monde musulman.

L’opposition de l’administrateur français

Les indignations étaient exprimées jusqu’au sein-même de l’armée française, témoin des événements sur le terrain. L’auteur Vahé Tachjian relève notamment dans les archives du Haut-Commissariat de Beyrouth, la figure du colonel Brémond, administrateur en chef de la Cilice, pour qui les Arméniens constituaient le "point d’appui unique" de la France en Cilicie. Ce militaire éclairé œuvrait pour l’établissement d’une forme d’autonomie cilicienne, ce qui lui avait valu une opposition ferme de sa diplomatie séduite par les Kémalistes.

Mustafa Kemal passait progressivement dans l’imaginaire français de vulgaire rebelle à héros national incarnant le progrès. Le colonel Brémond a été rappelé à Beyrouth dès l’automne 1920, contraint d’abandonner la Cilicie arménienne à son terrible sort. La France, elle, se félicitait des promesses de changement et de laïcité représentées par la personnalité de Mustafa Kemal. En effet, en 1922, le sultanat était aboli, en 1923 la République était proclamée et en 1924, le califat était supprimé. La laïcité n’a jamais cessé d’être un appât luisant pour les Occidentaux. Cependant, pour beaucoup d’observateurs plus perspicaces, cette vague incompatible avec la mentalité locale, ne pouvait être que passagère et finirait par être rejetée comme la greffe d’un corps étranger en Turquie et dans le reste de l’Orient.

La légion arménienne durant la Première Guerre mondiale, à Chypre. (Source: Légion arménienne, in: The Armenian Weekly)

L’opposition de parlementaires français

Après le rappel du colonel Brémond et la reddition de plusieurs contingents français, c’est au Parlement que, le 29 décembre 1921, Ernest Flandin (député du Calvados) et Gustave de Lamarzelle (sénateur du Morbihan) se sont insurgés contre le traité d’Ankara (dit d’Angora). Cet accord représentait l’abandon pur et simple de la Petite Arménie (la Cilicie) aux Turcs. Flandin a rappelé le martyre des Arméniens durant la Grande Guerre, les sacrifices héroïques offerts par la légion arménienne sous la bannière de la France, et enfin les promesses de protection faites par Raymond Poincaré, le 16 février 1919.

L’histoire se répète

Dans ses acrobaties de realpolitik, il arrive à la France de perdre le discernement. Après la Cilicie, la voilà qui retrouve au Liban, encore, d’hypothétiques avantages promis cette fois-ci par la République islamique. La diplomatie française contemporaine jongle avec des interprétations sur la milice terroriste du Hezbollah qui anéantit le Liban, lui inventant tantôt une aile politique supposée fréquentable, tantôt une représentativité légitimée par un choix prétendu démocratique.

Les échecs de l’histoire se répètent. Cependant, de nos jours, les transferts de populations se font d’une manière plus subtile. Si en 1922, le Haut-Commissaire débloquait ouvertement la somme de 50 millions de francs pour la délocalisation des Arméniens, aujourd’hui le processus est soigneusement délégué à des entreprises privées. C’est ainsi, par exemple, qu’à Jounié durant l’été 2021, 700 infirmières et infirmiers ont été transférés du Liban accompagnés de toutes leurs familles. La jeunesse et les cerveaux s’en vont vers ces pays d’Occident qui leur offrent toutes sortes d’avantages afin de les attirer en profitant de l’effondrement d’un Liban sous occupation, accablé et subissant un processus intentionnel d’appauvrissement.

La realpolitik est en effet très rentable à court terme. Cependant, pour le long terme, imaginons seulement aujourd’hui, si la Cilicie était toujours arménienne francophile, ce qu’elle aurait pu offrir comme possibilités au prestige de la culture française et donc de sa puissance politique et économique. Imaginons aussi demain, lorsque la majorité des Libanais aura été transférée en France, Hollande, Danemark, Canada, Australie et ailleurs, ce que la France aura perdu comme assise politico-culturelle sur cette côte du Levant. Il ne fait aucun doute que l’abandon de ses alliés de cœur consiste, pour les grandes nations, en un suicide lent, mais désespérément inéluctable.

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