Adolescence politique 
Le coup d’envoi du processus d’élection d’un nouveau président de la République – attendu avec impatience par l’écrasante majorité des Libanais – a mis en relief, jeudi, une amère réalité: un certain nombre de députés, parmi ceux qui se prétendent être les porte-étendards du «changement», ne semblent pas avoir bien saisi le véritable enjeu de cette présidentielle. D’une manière encore plus générale, ils ne paraissent pas avoir bien assimilé les bases fondamentales du jeu politique local. Ils montrent, par le fait même, qu’ils en sont au premier stade de l’adolescence politique, pour ne pas parler d’enfantillage politique.

Onze parlementaires se réclamant du «changement» ont donc accordé leur suffrage à une personnalité qui a peut-être été la première personne à être stupéfaite par ce vote. Selim Eddé est, certes, un brillant homme d’affaires qui a réussi à s’implanter sur le marché international, qui a une vision claire de ce qui pourrait être fait pour redresser la situation économique dans le pays, mais il est totalement étranger au monde de la politique. Du moins de la politique politicienne. Surtout dans le contexte actuel qui sévit dans le pays. Il y a quelques années, bien avant la crise, il avait refusé un poste de ministre. Que dire alors de la présidence de la République ! Surtout à l’ombre de l’effondrement généralisé au Liban et d’une conjoncture explosive à l’échelle régionale et internationale. Mettre sur le tapis son nom, en tant que bloc parlementaire qui se réclame du «changement» au cours d’un vote à la Chambre pour l’élection du président relève de l’enfantillage, voire de l’immaturité, politique, qui est totalement inadmissible dans le contexte actuel.

Ces députés, pour la deuxième fois depuis leur élection en mai dernier, ont encore raté une occasion de prouver qu’ils étaient à la hauteur des aspirations du peuple qui a investi les rues en octobre 2019. Déjà le 31 mai dernier, alors que l’axe de la «moumanaa» avait un genou à terre en perdant la majorité parlementaire, le manque de stratégie politique de la part de ces représentants du peuple avait permis au Hezbollah et ses alliés de s’accaparer le bureau de la Chambre, et donc du pouvoir législatif. Certes, comme certains idéalistes tentent de le justifier, c’était leur première séance parlementaire, première bataille politique, expliquant que ce n’était qu’un premier round et qu’ils apprendront vite comment ne pas se perdre dans les dédales du jeu législatif libanais. L’initiative présidentielle, lancée ces dernières semaines, semblait montrer un début de réalisme politique de leur part. Mais rebelote jeudi : les chantres de l’intégrité, de l’irréprochabilité, du don de soi au service de la Nation ont décidé, en toute conscience et après réflexion, d’avancer la candidature de Selim Eddé, un homme d’affaires qui a réussi, mais dont le CV est entaché depuis 2016 par l’affaire des Panama Papers. Le patron de Murex avait créé en novembre 2009 une société aux îles Vierges britanniques dans le but d’acquérir la filiale luxembourgeoise de sa société. Comment ces députés ont alors pu proposer le nom d’une personne qui a fait passer son intérêt personnel et celui de son entreprise avant l’intérêt national en décidant de faire de l’optimisation fiscale, certes légale mais déplorable, si ce n’est de l’évasion fiscale qui, elle, est illégale?

Le sens des responsabilités nationales – au plus haut niveau – la lucidité et la maturité politiques sont un passage obligé pour placer le pays sur la voie du redressement… et du changement. Si tant est que certains des députés qui jouent aux contestataires, issus du soulèvement d’octobre 2019, cherchent réellement le changement et ne cachent pas plutôt des desseins politiques inavoués et inavouables.


Le sens des responsabilités, perçues dans une perspective historique, les députés en ont aujourd’hui grandement besoin, comme ce fut d’ailleurs le cas par le passé, à l’occasion d’autres échéances cruciales. Bien au-delà des susceptibilités personnelles, des petits calculs partisans ou individuels, des attitudes psychorigides et de stupides procès d’intention, une dure réalité s’impose et se développe depuis plusieurs années. Les Libanais sont placés en effet devant un choix en tous points existentiel : opter, schématiquement, pour Hong Kong ou Hanoï, comme l’indiquait déjà Walid Joumblatt à la veille de la Révolution du Cèdre.

En clair, il s’agit de choisir entre, d’un côté, un Liban libéral, pluraliste, ouvert sur le monde, respectueux des libertés publiques et individuelles, soucieux de la préservation des droits humains, entretenant des rapports cordiaux avec les pays arabes, ou, d’un autre côté, un Liban bâti sur l’antithèse de ces valeurs libérales, sur une société guerrière (sans horizons), un Liban condamné à demeurer un petit satellite dans le giron des Pasdarans iraniens, au service inconditionnel de la stratégie définie par le Guide suprême au pouvoir « divin », établi à Téhéran, comme le préconise le Hezbollah, avec la complicité de ses alliés locaux.

En période de guerre et de crise existentielle, il faut choisir son camp. Il est vital de faire preuve de discernement, de savoir distinguer entre la dimension stratégique des choses et les questions secondaires, tactiques et marginales. A défaut, il ne faudrait pas avoir la prétention d’être député ou de prétendre être, faussement et de manière suspecte, le porte-étendard de la «contestation» et du «changement».

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