La sortie hors du siècle est un danger des plus mortels qui s’abat sur ce pays et ses habitants.

L’écart qui se creuse davantage entre le Liban et la marche du monde nous expose à une expérience cynique de déréliction atroce, tant il est vrai que la civilisation humaine traverse, à ce moment précis de l’histoire de la planète, une période de grands tumultes, et paraît plus que jamais éloignée de l’aspiration à des lendemains radieux qui chantent.

Il reste que ce monde est en mutation et se pose un peu partout les mêmes questions globales se rapportant à la recherche de la juste et durable mesure entre l’accroissement de la connectivité, les mécanismes de la compétitivité ou de la rivalité et les modalités et horizons de la coopération et du renouvellement énergétique, écologique et climatique.

Un monde plus incertain et plus surveillé, qui engendre des craintes majeures et des situations de repli ou de déni, mais qui devient par la même occasion plus interdépendant et plus unifié que jamais, du moins au niveau du partage des soucis et des rêves.

La négation du monde

Face à ce monde et ses miroirs, le Liban, dans ses années d’effondrement, succombe à un " solipsisme d’État en mal d’État ".

Le solipsisme en philosophie, c’est la négation du monde extérieur en dehors du " je " et du " nous ", et la réduction de ce monde extérieur à un épiphénomène, à une apparence dépourvue de substance propre ou de consistance en dehors du " je " ou du " nous ".

Par analogie, un " solipsisme d’État ", c’est un État qui a du mal à assumer la réalité du monde et à se définir dans le cadre de cette réalité.

Prisonnier d’un tel déni, ce " solipsisme d’État " manque à toute réciprocité, et à toute estimation équilibrée de ses propres intérêts.

C’est que le solipsisme d’État est une déraison d’État.

Un État qui se croit seul dans le monde est à vrai dire un non-État.

Il ne se réveille d’une scène d’arrogance de matamore face à autrui que pour verser dans la plus fâcheuse des humiliations.

Un non-État qui boude le monde et qui mendie auprès de ce même monde, de tout le monde.

Un non-État qui fait de sa mendicité sa principale relation au monde, et la raison d’être de sa guerre lancée contre la société. Son idéal d’État solipsiste se ramène à pouvoir mendier avec insolence et fantaisie.

La " théatocratie " productiviste

Cette " théatrocratie " est en proie à des hallucinations très puissantes en période d’effondrement, lorsqu’elle appelle à un " productivisme " salvateur après avoir tant vanté les mérites miraculeux de la rente et fantasmé sur la rente pétrolière sous-marine.

Or le productivisme dans un État solipsiste est un productivisme solipsiste, non-conscient de l’évidence première en économie, celle qui lie la question de l’augmentation de la productivité, d’une part au coût de cette productivité et de l’autre à la disponibilité des marchés extérieurs.

Le pseudo-productivisme solipsiste prend la libre circulation de la marchandise pour un acquis.

Accroître nos exportations à l’heure même où les marchés extérieurs se ferment à nous ? Pour l’État solipsiste, une telle question encombrante ne peut être réglée que par des doses de morgue, puis d’humiliation.

Dans un monde qui essaie péniblement de réajuster sa connectivité, nous végétons dans un solipsisme qui témoigne somme toute d’une résilience étonnante. Contemporains de notre monde?

Nous le sommes à vrai dire de moins en moins. La régression du système éducatif, sa sclérose et son anarchie actuelle en sont des preuves terribles.

Le solipsisme d’État conjugue la mendicité réelle la plus humiliante et l’autarcie fictive la plus vantarde.

Le Hezbollah et les deux mondes

Le gouvernement actuel, pas moins que le précédent du reste, incarne ce " solipsisme d’État ", et se dévoile, partant, comme une façade mesquine derrière laquelle se faufile un acteur paraétatique fort, conscient que le monde existe après tout, mais qu’il est irrémédiablement divisé en deux: le Hezbollah.

Notre État a du mal à réaliser que le monde existe vraiment. Notre banque centrale invente des catégories de dollars comme si elle était seule au monde.

Nos citoyens n’arrivent à se connecter au monde qu’en quittant le Liban. Comme si le pays n’était plus, complétement, de ce monde.

Seul le Hezbollah est à l’abri de ce solipsisme généralisé. Et pour cela même, il arrive à investir dans ce solipsisme. Pour lui, le monde extérieur existe, mais le monde existe de deux manières différentes: une sphère qui nous est tellement intérieure, face à laquelle se dresse une autre, radicalement extérieure, extra-spatiale.

Le monde intérieur c’est le monde du Bien eschatologique auquel il aspire, et le monde de l’extérieur, celui du Mal réprouvé, et de l’Occident en particulier, ou du monde de l’ici-bas en général.

Du souverainisme à la synchronisation

Face à ce solipsisme d’État en mal d’État, et face au dualisme eschatologico-politique entre deux mondes, le souverainisme à lui seul peut paraître abject tant qu’il ne cherche pas à se compléter et à se dépasser dans un désir de récupérer le monde, de restituer une relation saine et sereine au monde, exigeant une appartenance à ce dernier, un partage de ses soucis majeurs et de ses rêves. Etablir une synchronie avec le monde est plus utile au souverainisme par conséquent qu’un repli nostalgique ou identitaire.

Dans une précieuse étude sur Le XXe siècle roumain ou la modernité problématique, l’historienne des idées Alexandra Laignel-Lavastine (spécialiste des pays de l’Europe de l’Est), nous explique cette idée de synchronisation, lorsqu’elle dresse un bilan synthétique de la " conscience dramatisée du national " en Roumanie, conscience partagée intellectuellement et historiquement entre deux tendances profondes: les synchronistes versus les autochtonistes.

Les autochtonistes dénonçaient les influences étrangères " contaminatrices ". Ils n’ont jamais cessé d’affirmer que la véritable Roumanie se retrouve à l’abri des villes, replié sur soi, romantique, en milieu rural. Ils fustigeaient les Lumières françaises " modélatrices " et défendaient les Lumières sombres allemandes " catalytiques " en leurs prêtant l’injonction: " Soyez vous-mêmes ".

Loin de se limiter aux seuls agro-romantiques puis aux conservateurs fascisants, le " national-communisme " de Ceausescu allait représenter lui aussi une retombée dans cette tradition de pensée roumaine, " autochtoniste " et autarcique.

Contre cette tradition s’est toujours érigée une autre qui se voulait européaniste et " synchroniste ", soucieuse non seulement de rattraper un niveau économique ou technologique mais foncièrement d’être en synchronie avec le monde, connecté à son laboratoire d’idées, de valeurs, d’aspirations et de soucis.

Les synchronistes roumains ne cherchaient nullement à nier leur spécificité nationale, mais à lui donner sens et substance " dans les formes de la culture européenne ", même si le libéralisme à lui-seul demeurait assez précaire dans l’histoire des idées et des actions en Roumanie pour assurer une telle synchronisation.

C’est que la synchronisation avec le monde demeure lettre morte ou désir brisé tant que cette prise de conscience reste isolée et coupée de la recherche des forces vitales à même de la porter et de l’incarner au sein d’une société donnée. On ne peut établir une synchronisation avec le monde en politique et refuser un tel processus en culture, en économie ou vice-versa.

Bien sûr, le monde est pluriel, contrasté, et les formes de non-contemporanéités (concept dérivé des travaux de l’historien allemand Reinhart Koselleck) dans le monde contemporain sont multiples, mais appartenir au monde reste pour autant une appartenance à un modèle de totalité ouverte, illimitée, sans voûte céleste. Ce monde n’attend pas notre reconnexion psychique avec lui pour venir nous sauver, mais il n’est aucun problème que nous ne saurions résoudre sans le monde extérieur et sans établir une synchronisation avec le monde.