Dans sa guerre contre une rébellion comprenant son vassal Guy II de Gibelet et les chevaliers du Temple, le comte Bohémond VII de Tripoli avait besoin du soutien de l’Église. Il a usé de son influence pour faire élire Jérémie de Dmalça au siège patriarcal maronite. Ce dernier s’est alors rendu à Rome pour plaider la cause du comte.
Au fond du vallon sombre et froid d’Ilige, installé entre deux torrents et couvert de son manteau de neige, se dresse le monastère Notre-Dame. Sa pierre grise bleutée s’efface dans les ténèbres sous le ciel noir d’hiver. Ici et là, quelques fenêtres laissent s’échapper leur lumière chaude, la seule de la vallée. À l’intérieur, un homme, sous son capuchon de moine, se penche sur son codex, un évangéliaire vieux de six siècles et daté du 6 février 586. Il y efface quelques miniatures peintes dans la marge d’un folio, et se sert de la surface gagnée pour y rédiger son texte palimpseste.
Le monastère Notre-Dame d’Ilige.
©Amine Jules Iskandar
L’élection de Jérémie
Nous sommes en l’an de grâce 1283, et le scribe n’est autre que l’illustre Jérémie, patriarche des maronites. Comme ses prédécesseurs, il applique son écriture syriaque dans les marges du Codex Rabulensis où il rédige ses chroniques.
«En l’an 1590 des Grecs (1279), écrit-il, le 9 du mois de Shvot (février), moi, l’humble Jérémie du village béni de Dmalça, je suis venu au monastère Notre-Dame de Mayfouq, dans le val d’Ilige, au pays de Botroun, auprès de Mor Petros, patriarche des maronites, qui m’a sacré métropolite au saint monastère de Kaftoun… En ce temps, les moines habitant le monastère étaient Ézéchiel, Isaïe, Daniel, Yeshoua, Elia, David et 32 autres moines. Au bout de quatre ans, le prince de Guébal (Gibelet-Byblos), les évêques, les archiprêtres et les hiéromoines m’ont convoqué, m’ont élu patriarche… et m’ont envoyé à la grande ville de Rome.»
Le destin de ce prélat sera intimement lié à celui qu’il désigne ici comme «prince de Guébal» et qui n’est autre que Bohémond VII, comte de Tripoli. Ce dernier avait fait usage de son influence pour assurer l’élection de Jérémie à la tête de l’Église maronite. La complémentarité entre les pouvoirs temporel et spirituel était alors un garant de stabilité et de pérennité. L’Église latine était convoitée comme gage de légitimation, sa suprématie se trouvant clairement stipulée dans les Assises de Jérusalem. Mais Bohémond VII, de mère arménienne, comprenait bien le Levant, et au comté de Tripoli, nul ne pouvait ignorer la portée de l’Église maronite. C’est avec elle que le comte a choisi de mener sa politique, et elle lui sera d’un grand secours.
Le folio du Codex Rabulensis daté de l’an 586, contenant le texte palimpseste du patriarche Jérémie de Dmalca.
La sédition de Gibelet
Et pour cause: en 1275, Paul, évêque latin de Tripoli, avait fomenté des troubles contre le comte Bohémond VII. Les templiers s’étaient joints à lui, mais aussi le seigneur d’un des fiefs les plus importants du comté, Guy II, seigneur de Gibelet. Avec l’appui militaire des chevaliers du Temple, ce dernier s’était soulevé contre son suzerain. L’évêque latin leur assurait, lui, la couverture de l’Église en usant de son influence à Rome.
Les combats et affrontements ont dégénéré en guerre civile, qui s’est achevée en 1283 par la défaite des insurgés, le retrait des templiers et la capture de Guy II, de ses frères Baudoin et Jean, ainsi que de leurs cousins Guillaume de Gibelet et André de Clapières. Très sommairement jugés, ils allaient mourir affamés dans les oubliettes du château de Néphin (Enphé). Ces faits cruels et macabres n’ont fait qu’aggraver la réputation du comte à Rome.
Jacques de Vitry, reprenant Guillaume de Tyr, nous apprend que «des hommes dans la province de Phénicie non loin de la ville de Byblios, armés d’arcs et de flèches, et habiles dans les combats, appelés maronites… firent profession de la loi catholique, en présence du vénérable père Amauri, patriarche d’Antioche». Les suriens, (melkites, jacobites et surtout maronites) se trouvaient, comme les Arméniens, dans tous les milieux de la société des francs. Serfs, vilains, nobles ou chevaliers, ils étaient présents dans tous les domaines et conséquemment, parmi les guerriers des deux belligérants. C’est ce qui a fait prétendre à certains qu’il y a eu des affrontements entre maronites et francs, alors qu’il s’agissait dans les faits, d’une division entre chrétiens sans distinction confessionnelle.
Le texte palimpseste écrit de la main du patriarche Jérémie de Dmalça en 1283.
©Bibliothèque Médicéenne Laurentienne de Florence
Le procès
En 1283, s’ouvrait le procès de Guy II, seigneur de Gibelet, au château de Néphin. Auprès d’une quinzaine d’évêques et d’abbés latins, siégeait également «frère Jérémie patriarche des maronites». Dans les actes du procès, datés du 27 février 1283, Guy II reconnaissait devant la cour les «trois tentatives qu’il avait faites par ordre de frère Guillaume de Beaujeu, grand maître du Temple, pour surprendre pendant la nuit la ville de Tripoli».
Au Saint-Siège, c’est la version de l’évêque latin de Tripoli, des templiers, du parti romain et des génois, tous alliés, qui semblait être acquiescée. Le comte isolé avait plus que jamais besoin de son ami Jérémie. Dans son Éloge du Mont-Liban, le célèbre auteur maronite du XVᵉ siècle, Gabriel Barcleius, raconte que «le roi de Jbeil» (Bohémond VII de Tripoli) avait mené une guerre avec les barons contre Guy II et «les chevaliers chrétiens». Il révèle alors que, par crainte d’être excommunié par le pape Martin IV, le comte, qui avait encouragé l’élection de Jérémie à la dignité patriarcale, lui a demandé de se rendre à Rome afin de défendre sa cause.
Le Château de Saint-Gilles à Tripoli.
©Amine Jules Iskandar
La chute de la montagne
Pour permettre l’élection de Jérémie de Dmalça, il avait fallu déposer d’abord son prédécesseur, Luca de Bnohra. Celui-ci a été déchu par le légat apostolique Himerico, pour des raisons d’hérésie monothélite, selon le récit fait en 1695 par l’abbé Biaggio Terzi di Lavria à l’adresse du pape Innocent XII. Ces accusations étaient graves puisque le patriarche Jérémie de Amchit avait confirmé l’attachement de l’Église maronite au Saint-Siège. Le pape innocent III lui avait fait parvenir une bulle, en 1213, dans laquelle il l’invitait à participer au VIᵉ concile du Latran qui a eu lieu en 1215. L’erreur n’était donc plus tolérable. Luca a même été rayé de la liste patriarcale maronite.
La haute montagne était encore déstabilisée par cet événement alors que, plus bas vers le littoral, le pays souffrait encore de l’effet des guerres que s’étaient livrées Bohémond VII et Guy II. Le sultan mamelouk Qalaoun a tiré profit de cette période de divisions pour investir le cœur de la montagne maronite à laquelle était adossé le comté de Tripoli.
Le patriarche Estéphanos Douayhi a recopié, au XVIIᵉ siècle, le récit d’un manuscrit syriaque contemporain des événements et daté de cette même année 1283. Il raconte les détails de ce mois d’août où les armées mameloukes ont marché sur la région de Gebbé, en rasant au sol les villages d'Ehden, Bqoufa, Hadat, Hasroun, Kfar-Saroun, ainsi que les forts d’Ehden et de Hawqa. Il fait état des massacres et des déportations. Cette attaque contre la seigneurie de Buissera (Bcharré) a sonné le glas de l’État latin de Tripoli qui a fini par succomber peu après, en 1289. Durant vingt ans, le Liban va connaître son premier génocide, suivi de deux siècles d’oppression.
La chapelle franque du château de Tripoli. ©Amine Jules Iskandar
Au fond du vallon sombre et froid d’Ilige, installé entre deux torrents et couvert de son manteau de neige, se dresse le monastère Notre-Dame. Sa pierre grise bleutée s’efface dans les ténèbres sous le ciel noir d’hiver. Ici et là, quelques fenêtres laissent s’échapper leur lumière chaude, la seule de la vallée. À l’intérieur, un homme, sous son capuchon de moine, se penche sur son codex, un évangéliaire vieux de six siècles et daté du 6 février 586. Il y efface quelques miniatures peintes dans la marge d’un folio, et se sert de la surface gagnée pour y rédiger son texte palimpseste.
Le monastère Notre-Dame d’Ilige.
©Amine Jules Iskandar
L’élection de Jérémie
Nous sommes en l’an de grâce 1283, et le scribe n’est autre que l’illustre Jérémie, patriarche des maronites. Comme ses prédécesseurs, il applique son écriture syriaque dans les marges du Codex Rabulensis où il rédige ses chroniques.
«En l’an 1590 des Grecs (1279), écrit-il, le 9 du mois de Shvot (février), moi, l’humble Jérémie du village béni de Dmalça, je suis venu au monastère Notre-Dame de Mayfouq, dans le val d’Ilige, au pays de Botroun, auprès de Mor Petros, patriarche des maronites, qui m’a sacré métropolite au saint monastère de Kaftoun… En ce temps, les moines habitant le monastère étaient Ézéchiel, Isaïe, Daniel, Yeshoua, Elia, David et 32 autres moines. Au bout de quatre ans, le prince de Guébal (Gibelet-Byblos), les évêques, les archiprêtres et les hiéromoines m’ont convoqué, m’ont élu patriarche… et m’ont envoyé à la grande ville de Rome.»
Le destin de ce prélat sera intimement lié à celui qu’il désigne ici comme «prince de Guébal» et qui n’est autre que Bohémond VII, comte de Tripoli. Ce dernier avait fait usage de son influence pour assurer l’élection de Jérémie à la tête de l’Église maronite. La complémentarité entre les pouvoirs temporel et spirituel était alors un garant de stabilité et de pérennité. L’Église latine était convoitée comme gage de légitimation, sa suprématie se trouvant clairement stipulée dans les Assises de Jérusalem. Mais Bohémond VII, de mère arménienne, comprenait bien le Levant, et au comté de Tripoli, nul ne pouvait ignorer la portée de l’Église maronite. C’est avec elle que le comte a choisi de mener sa politique, et elle lui sera d’un grand secours.
Le folio du Codex Rabulensis daté de l’an 586, contenant le texte palimpseste du patriarche Jérémie de Dmalca.
La sédition de Gibelet
Et pour cause: en 1275, Paul, évêque latin de Tripoli, avait fomenté des troubles contre le comte Bohémond VII. Les templiers s’étaient joints à lui, mais aussi le seigneur d’un des fiefs les plus importants du comté, Guy II, seigneur de Gibelet. Avec l’appui militaire des chevaliers du Temple, ce dernier s’était soulevé contre son suzerain. L’évêque latin leur assurait, lui, la couverture de l’Église en usant de son influence à Rome.
Les combats et affrontements ont dégénéré en guerre civile, qui s’est achevée en 1283 par la défaite des insurgés, le retrait des templiers et la capture de Guy II, de ses frères Baudoin et Jean, ainsi que de leurs cousins Guillaume de Gibelet et André de Clapières. Très sommairement jugés, ils allaient mourir affamés dans les oubliettes du château de Néphin (Enphé). Ces faits cruels et macabres n’ont fait qu’aggraver la réputation du comte à Rome.
Jacques de Vitry, reprenant Guillaume de Tyr, nous apprend que «des hommes dans la province de Phénicie non loin de la ville de Byblios, armés d’arcs et de flèches, et habiles dans les combats, appelés maronites… firent profession de la loi catholique, en présence du vénérable père Amauri, patriarche d’Antioche». Les suriens, (melkites, jacobites et surtout maronites) se trouvaient, comme les Arméniens, dans tous les milieux de la société des francs. Serfs, vilains, nobles ou chevaliers, ils étaient présents dans tous les domaines et conséquemment, parmi les guerriers des deux belligérants. C’est ce qui a fait prétendre à certains qu’il y a eu des affrontements entre maronites et francs, alors qu’il s’agissait dans les faits, d’une division entre chrétiens sans distinction confessionnelle.
Le texte palimpseste écrit de la main du patriarche Jérémie de Dmalça en 1283.
©Bibliothèque Médicéenne Laurentienne de Florence
Le procès
En 1283, s’ouvrait le procès de Guy II, seigneur de Gibelet, au château de Néphin. Auprès d’une quinzaine d’évêques et d’abbés latins, siégeait également «frère Jérémie patriarche des maronites». Dans les actes du procès, datés du 27 février 1283, Guy II reconnaissait devant la cour les «trois tentatives qu’il avait faites par ordre de frère Guillaume de Beaujeu, grand maître du Temple, pour surprendre pendant la nuit la ville de Tripoli».
Au Saint-Siège, c’est la version de l’évêque latin de Tripoli, des templiers, du parti romain et des génois, tous alliés, qui semblait être acquiescée. Le comte isolé avait plus que jamais besoin de son ami Jérémie. Dans son Éloge du Mont-Liban, le célèbre auteur maronite du XVᵉ siècle, Gabriel Barcleius, raconte que «le roi de Jbeil» (Bohémond VII de Tripoli) avait mené une guerre avec les barons contre Guy II et «les chevaliers chrétiens». Il révèle alors que, par crainte d’être excommunié par le pape Martin IV, le comte, qui avait encouragé l’élection de Jérémie à la dignité patriarcale, lui a demandé de se rendre à Rome afin de défendre sa cause.
Le Château de Saint-Gilles à Tripoli.
©Amine Jules Iskandar
La chute de la montagne
Pour permettre l’élection de Jérémie de Dmalça, il avait fallu déposer d’abord son prédécesseur, Luca de Bnohra. Celui-ci a été déchu par le légat apostolique Himerico, pour des raisons d’hérésie monothélite, selon le récit fait en 1695 par l’abbé Biaggio Terzi di Lavria à l’adresse du pape Innocent XII. Ces accusations étaient graves puisque le patriarche Jérémie de Amchit avait confirmé l’attachement de l’Église maronite au Saint-Siège. Le pape innocent III lui avait fait parvenir une bulle, en 1213, dans laquelle il l’invitait à participer au VIᵉ concile du Latran qui a eu lieu en 1215. L’erreur n’était donc plus tolérable. Luca a même été rayé de la liste patriarcale maronite.
La haute montagne était encore déstabilisée par cet événement alors que, plus bas vers le littoral, le pays souffrait encore de l’effet des guerres que s’étaient livrées Bohémond VII et Guy II. Le sultan mamelouk Qalaoun a tiré profit de cette période de divisions pour investir le cœur de la montagne maronite à laquelle était adossé le comté de Tripoli.
Le patriarche Estéphanos Douayhi a recopié, au XVIIᵉ siècle, le récit d’un manuscrit syriaque contemporain des événements et daté de cette même année 1283. Il raconte les détails de ce mois d’août où les armées mameloukes ont marché sur la région de Gebbé, en rasant au sol les villages d'Ehden, Bqoufa, Hadat, Hasroun, Kfar-Saroun, ainsi que les forts d’Ehden et de Hawqa. Il fait état des massacres et des déportations. Cette attaque contre la seigneurie de Buissera (Bcharré) a sonné le glas de l’État latin de Tripoli qui a fini par succomber peu après, en 1289. Durant vingt ans, le Liban va connaître son premier génocide, suivi de deux siècles d’oppression.
La chapelle franque du château de Tripoli. ©Amine Jules Iskandar
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