Le gouvernement, réuni lundi par le Premier ministre sortant, Najib Mikati, envisage d’autres Conseils des ministres en attendant un déblocage de la présidentielle. Sous prétexte d’expédier les affaires courantes, on normalise l’anormal.

Le Liban continue de s’enliser dans un état fait d’anomalies diverses qui ont conduit à son effondrement, mais le plus grave est que ceux qui président à sa destinée semblent toujours s’en accommoder. Le constat qui s’impose après le Conseil des ministres que le gouvernement démissionnaire de Najib Mikati a tenu dans la matinée de jeudi est qu’on est en train de normaliser, sous divers prétextes, une situation et des pratiques qui ne le sont pas et d’accentuer ainsi le non-État qu’est devenu le pays, géré au rythme des intérêts et des enjeux propres à ceux qui sont censés le gouverner. Depuis le 31 octobre 2022, le pays est sans pouvoir exécutif, mais le gouvernement démissionnaire trouve quand même le moyen de se réunir pour approuver des textes de loi, en prétextant des cas de force majeure. Le pays n’est pourtant pas en état de guerre. Il est seulement otage d’épreuves de force politiciennes qui bloquent ses institutions.

Les dossiers dont le règlement est considéré urgent, comme le déblocage de fonds aux hôpitaux qui traitent des malades aux frais du ministère de la Santé, auraient pu être tranchés par le biais de décrets itinérants, surtout qu’ils ne nécessitent pas la signature d’un chef de l’État. Mais une telle procédure n’a pas une dimension politique, contrairement à la convocation d’un Conseil des ministres, qui intervient alors que le bras-de-fer politique autour de la présidentielle bat son plein. Une réunion du gouvernement était essentiellement voulue par le tandem Amal-Hezbollah qui souhaitait que des questions à caractère social soient réglées.

Normaliser l’anormal

Partisanes d’un consensus politique qu’elles défendent pour pousser l’ensemble des forces partisanes à s’entendre avec elles sur un candidat à la tête de l’État, les deux formations ont surtout voulu montrer à celles-ci qu’elles pouvaient facilement s’accommoder d’un blocage au niveau de l’Exécutif. L’expédition des affaires courantes devient ainsi un prétexte pour normaliser l’anormal.

Dans cette épreuve de force, le Courant patriotique libre (CPL) a essayé de montrer qu’il a toujours la main haute sur la situation en tentant de provoquer un défaut de quorum qui aurait empêché le gouvernement démissionnaire de tenir sa réunion. Un communiqué signé par neuf ministres gravitant dans son orbite a annoncé dimanche le boycottage par ces derniers du Conseil des ministres de jeudi. Parmi les neuf, figure le nom du ministre de l’Industrie, Georges Bouchikian, proche du Tachnag, qui a assisté la séance, confirmant ainsi les informations selon lesquelles le communiqué avait été diffusé par le commandement du CPL sans consultations préalables avec les ministres concernés. Dans les milieux aounistes, on a essayé de justifier la démarche de M. Bouchikian en expliquant qu’il s’agit d’une initiative personnelle et non pas d’une volonté du Tachnag de se démarquer du CPL.

Quoi qu’il en soit, cette anomalie, qui s’exprime par une banalisation du vide au niveau de l’Exécutif, semble appelée à se prolonger, Najib Mikati ayant fait savoir dans son point de presse au terme du Conseil des ministres que celui-ci pourrait être de nouveau convoqué au cas où la situation le commanderait.

M. Mikati a pris soin de souligner que la réunion de jeudi était "conforme à la Constitution et au règlement intérieur du Conseil des ministres". Il a indiqué que certains sujets ont été rejetés par les ministres présents parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans le cadre de l’expédition des affaires courantes.

Un nouveau Conseil des ministres

Il a défendu de nouveau la tenue de la réunion "par les circonstances difficiles que traverse le pays", en insistant sur le fait que seuls les points de l’ordre du jour en rapport avec l’expédition des affaires courantes ont été examinés et approuvés. "J’espère que tous les ministres répondront présents lorsque le Conseil des ministres sera convoqué, en cas d’extrême urgence", a-t-il dit, en expliquant que c’est pour cette raison qu’il a convoqué les membres de son équipe, dont les ministres qui ont boycotté la séance, à une réunion de concertations dans l’après-midi. "Il est important que nous travaillions tous comme un seul homme et que nous dissociions la politique et l’action gouvernementale, celle-ci étant nécessaire pour régler les questions qui intéressent la population", a-t-il poursuivi, en se disant "consterné par les tentatives de certains de situer la convocation du Conseil des ministres dans un cadre sectaire et confessionnel". "Personne parmi nous ne veut prendre la place du président de la République. Pour que cette affaire soit réglée une fois pour toutes, il est nécessaire de procéder rapidement à l’élection d’un nouveau chef de l’État", a-t-il lancé.

Par la suite, le ministre sortant de l’Information, Ziad Makari, a donné lecture des résolutions du Conseil des ministres. Ce dernier a approuvé des décrets prévoyant le déblocage de fonds aux hôpitaux qui soignent des malades aux frais du ministère de la Santé, aux secteurs de la téléphonie et des télécommunications, c’est-à-dire Ogero, ainsi que pour les travaux de dégagement des routes durant l’enneigement en hiver. Il a aussi donné son feu vert à une demande de la Banque centrale de couvrir, à hauteur de 35 millions de dollars, l’achat de médicaments et de lait pour enfants, de même qu’à l’octroi d’une aide sociale aux militaires en fonction et à la retraite. Selon les explications de M. Makari, il s’agit d’une aide qui équivaut au double du salaire qu’ils perçoivent. D’autres points concernant les forces armées et les enseignants contractuels ont été approuvés en Conseil des ministres. Celui-ci a en outre débloqué des fonds pour développer le secteur des transports public. M. Makari a ensuite indiqué que "d’autres sujets inscrits à l’ordre du jour ont été renvoyés à une séance ultérieure parce qu’il est préférable qu’ils soient examinés en présence d’un plus grand nombre de ministres".

Il n’a pas écarté la tenue d’un deuxième Conseil des ministres "en raison d’échéances financières que l’État est censé honorer avant la fin de l’année". M. Makari a en outre révélé, en réponse à une question, que le projet de nouveaux impôts et taxes annoncé par le ministère des Finances pourrait être revu, " du fait du vaste mouvement de contestation" qu’il a entraîné.

À son tour, le ministre sortant des Affaires sociales, Hector Hajjar – qui fait partie du groupe des neuf ministres qui avaient décidé de boycotter la séance – a confié à la presse qu’il était venu pour "demander à Najib Mikati de se rétracter". Il avait juste assisté à l’ouverture de la réunion. "Mais le Premier ministre a insisté pour maintenir la réunion. Le gouvernement est démissionnaire et n’a pas obtenu la confiance du Parlement après la fin du mandat du président", a ajouté M. Hajjar. Ce qu’il n’a pas dit, c’est qu’il a été tellement agressif avec Najib Mikati que son collègue de la Culture, Mohammad Mortada, s’est trouvé contraint d’intervenir pour lui demander de se calmer.

"Nous aurions dû nous concerter, en tant que membres du gouvernement, dans le cadre de nos responsabilités nationales, pour voir comment il sera possible de gérer le pays en attendant l’élection d’un président de la République", a ajouté Hector Hajjar, qui a tenu par la suite une réunion avec Najib Mikati.

De son côté, le ministre sortant des Travaux publics, Ali Hamiyé, a assuré que "personne n’a contacté les ministres pour les inciter à venir au Sérail", en réponse à une question au sujet des contacts menés dimanche par M. Mikati ainsi que par les responsables d’Amal et du Hezbollah pour garantir le quorum en Conseil des ministres.

Les ministres qui ont assisté à la réunion sont: Saadé Chami, Abbas Halabi, Bassam Maoulaoui, Johnny Corm, Ziad Makari, Nasser Yassine, Abbas Hajj Hassan, Firas Abiad, Najla Riachi, Moustapha Bayram, Mohammad Mortada, Georges Kallas, Youssef Khalil, Georges Bouchikian, Ali Hamiyé et Hector Hajjar.