L’intemporalité dans la musique sacrée
Les chants, les murmures et les mugissements se combinaient, dans les cavernes préhistoriques, à l’atmosphère des peintures pariétales et à la chaleur des brasiers. Les prières, depuis ces temps les plus reculés, et jusque dans toutes les religions avec leurs diverses traditions, ont été accompagnées de sons et de chants porteurs de l’invisible et de l’intemporel.

Les chants, les murmures et les mugissements se combinaient, dans les cavernes préhistoriques, à l’atmosphère des peintures pariétales et à la chaleur des brasiers. L’homme s’appropriait la nature pour dominer ses éléments et se sentir maître de la vie. Il reproduisait les formes animales, les sons des tempêtes, les cris des bêtes, les chorégraphies mimétiques, et laissait, ici et là, la trace de ses mains sur les parois d’un lieu désormais sacré. Les prières, depuis ces temps les plus reculés, et jusque dans toutes les religions avec leurs diverses traditions, ont été accompagnées de sons et de chants porteurs de l’invisible et de l’intemporel.

Comment exprimer le divin lorsque celui-ci est par excellence ineffable? Pour saint Augustin, le chant est une façon de jubiler, et donc d’aller au-delà des mots. Ce chant, appelé jubilus, libère l’esprit et permet un épanouissement illimité, transcendant les frontières du vocabulaire et faisant du cœur une source de réjouissance. «Hymnus ergo tria ista habet et cantum, et laudem, et Dei», disait Saint-Augustin au Vᵉ siècle (L’hymne est tout à la fois un chant, une louange, et cela, pour Dieu).

La grotte de Lascaux. Photo Vincent Gire/Milan Press, www.1jour1actu.com

Les cinq sens

Le chant reprend les récits des événements afin de les perpétuer en les transmettant dans la mémoire. Un texte chanté ne s’oublie plus. Le rythme permet de disséquer ses mots, de les comprendre et de les assimiler pour mieux les retenir. La mélodie inscrit ce texte dans l’esprit et le rend agréable. Il peut inlassablement être reproduit et même enrichi, amélioré, embelli, diversifié et agrémenté à chaque nouvelle interprétation. De chaman en chaman et de génération en génération, la prière, le récit et la formule se développent dans la continuité de l’héritage.

Tout doit être ressenti. Tout est mis en scène pour émouvoir les cinq sens. La vue est subjuguée par l’espace troglodytique, la lumière des flammes, les formes et les couleurs pariétales. L’ouïe est bercée par le chant et sa musicalité, ou encore excitée par la percussion des pierres, des bois et des tambours dans des grottes aux qualités particulièrement acoustiques. Le toucher ressent la roche et la chaleur du feu. L’odorat est stimulé par les parfums des huiles, des plantes et de la fumée. Le goût reçoit sa part lors des offrandes comestibles, allant des graines à la chair et au sang.

Encensoir des monastères troglodytiques de la Qadisha. Photo trouvée sur Internet

Le présent absolu

Le phénomène divin est coextensif au temps, en cela que l’événement se prolonge dans une contemporanéité infinie. Stimuler les sens est une manière de revivre ce présent absolu, ce moment éternellement renouvelable, sans jamais perdre de son intensité. C’est un procédé qui fait ressentir la présence du divin ou de l’extrasensoriel par un recours aux expériences familières, accessibles et charnelles. Le chant se place au cœur de cet ensemble. Il accompagne les offrandes et provoque la danse. Il agrémente les images peintes, exhaussé par les parfums et l’encens. Avec l’image, il représente le divin dans la proximité et la contemporanéité. Il raconte, loue, adore et célèbre l’histoire du sacré.

Depuis les sorciers des cavernes préhistoriques, aux prêtres bouddhistes, mésopotamiens et égyptiens qui accompagnaient les âmes des défunts en hymnes et en musique, le chant n’a cessé de transmettre l’héritage du sacré dans les différentes civilisations. Des icaros d’Amazonie aux orchestres symphoniques d’Europe, en passant par les tambours africains ou mongols, les hymnes syriaques ou byzantines, et le chant arménien ou grégorien, l’humanité a charrié ses pensées, ses aspirations et ses croyances sur les rythmes et les rimes. Pour transmettre ses valeurs, toutes les cultures ont fini par mettre la parole en musique.


Les interdits

Contrairement aux cultes chrétiens, hindous ou sikhs, qui ont particulièrement prisé la musique, le bouddhisme et l’islam ont entretenu des relations conflictuelles avec celle-ci. Mais ici et là se sont développés des genres de vocalisations pour contourner les interdits. C’est ce que le bouddhiste expérimente dans le «Om» du yoga issu de l’hindouisme. C’est aussi ce que le musulman peut vivre dans la tradition du soufisme, allant de la forme la plus austère, jusqu’aux derviches tourneurs pour qui la parole religieuse, celle d’Allah, est apte à rendre la musique licite. À cet égard, l’appel des muezzins à la prière, n’est-il pas aussi, en soi, une forme musicale? Sans oublier les cantillations du Coran.

Par ailleurs, dans la tradition bouddhique, n’oublions pas le chant du Sûtra qui fait largement appel à la musique intégrée à une mise en scène théâtrale, rehaussée de lumières et d’images, et agrémentée des couleurs et des parfums de pluies de fleurs. N’oublions pas non plus, le Ache Lhamo (Sœur déesse) du répertoire bouddhique tibétain qui allie danses et chansons populaires.

Par son assimilation à la beauté, la musique, comme l’image, contribue à élever les âmes et les cœurs, ce qui la rend incontournable. Ne pouvant y faire face, certaines écoles juridiques islamiques ont rendu illicites les instruments de musique, allant jusqu’à ordonner leur destruction. Elles recommandent que les voix halal remplacent les instruments qui sont haram. Ceci contraste avec l’époque de la dynastie des mécènes abbassides, et avec les savants tels qu’al-Ghazali et Avicenne, compositeurs de traités musicologiques.

Cymbales et clochettes accompagnant les hymnes liturgiques. Photo Pentalogie Antiochienne/Domaine maronite

La tradition chrétienne

Pour le christianisme, la parole est à la source de l’existence. Elle est le commencement, selon l’évangile de saint Jean: «Au commencement était le Verbe» (Jn 1:1). C’est ce Verbe salvateur qui est chanté, loué, psalmodié, glorifié et célébré. Il est mis en chant et en musique. «Chantez à Dieu de tout votre cœur avec reconnaissance, par des psaumes, des hymnes et des cantiques inspirés», lit-on dans la lettre de saint Paul aux Colossiens (Col 3:16). La liturgie chrétienne s’est construite sur le chant et la musique depuis les Pères de l’Église.

Dans la tradition syriaque, saint Ephrem sera surnommé «la harpe de l’Esprit-Saint», et saint Jacques de Saroug «la flûte de l’Esprit-Saint». Tous deux étaient poètes et compositeurs. Leur tradition sera poétique et fortement musicale, comme le démontre encore aujourd’hui le répertoire syriaque maronite. L’Église byzantine s’appuiera sur cette tradition en y rajoutant l’héritage grec antique et les apports d’un judaïsme hellénisant.

Alors que les Églises orthodoxes s’efforçaient à limiter le chant sacré au cadre strictement liturgique, la Renaissance a permis à la musique catholique de se libérer et d’engendrer les orchestres symphoniques. La Réforme en fera autant pour les Églises protestantes. Ces cultures catholiques et protestantes ont ainsi connu le plus grand développement musical accompagnant leurs architectures et leurs arts. Face à l’austérité architecturale imposée par la Réforme, les artistes ont trouvé dans la musique l’occasion de libérer leurs expressions les plus passionnées. Le judaïsme ashkénaze, qui évoluait en milieu musical européen, allait contribuer à cet épanouissement. Pour les catholiques, la Contre-Réforme a porté l’expression artistique au paroxysme dans une architecture et une musique baroques qui se déchaînent. Tout ce que les Pères de l’Église avaient jusque-là cherché à éviter, l’ornement, la virtuosité, les ostentations et les glorioles, tout cela a fait son intrusion en musique comme en décoration.

À l’origine, pourtant, la musique s’était invitée dans le sacré dans l’intention de purifier les pensées des fidèles. Son but consiste toujours à libérer les gens des pensées parasites durant leur participation aux prières. Elle cherche à appuyer la parole plutôt qu'à la dominer. Elle est le support de la communion horizontale entre les fidèles en vue d’accéder à la communion verticale avec le Créateur.
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