La mise à mort du politique, dans les sociétés plurielles, exige le meurtre rituel de la ville, de l’essence de l’urbanité, cadre du vivre-ensemble politiquement. L’urbicide de Beyrouth et son corollaire, le spatiocide ou morcellement de l’espace public, par tous les moyens possibles, visent à maintenir l’État en situation de vassalité et à contraindre au dialogue les forces politiques. Le dialogue, dans ces conditions, est le terme pudique pour dire "capitulation".

Il y eut la procession dissuasive des chemises noires du Hezbollah. Il y eut la razzia sanglante sur Beyrouth le 7 mai 2008 des miliciens du même Hezbollah. Il y eut les ratonnades punitives des bassidjis du tandem Amal-Hezbollah, dont celles fomentées contre les manifestants de la révolte du 17 octobre. Il y eut l’expédition armée de Tayyouneh qui n’a pas servi de leçon aux bassidjis en question. On vient de vivre une escapade contre le cœur d’Achrafieh d’une cohorte de motocycles, moyen de déplacement favori des sous-fifres chiites du "Parti de Dieu" qui ont été vertement accueillis par les "Soldats du Seigneur" appartenant à certains milieux chrétiens d’extrême droite.
Tout ceci traduit une pulsion détestable qu’il ne faut point analyser en termes de crispations confessionnelles rivales. Ce serait le pire des pièges. Tous ces événements fragmentent l’espace urbain, morcellent l’espace public un et indivisible, et expriment l’instinct grégaire de ce que François Chaslin appelle " la haine monumentale " de la ville et de l’urbanité dans son essai sur les guerres de l’ex-Yougoslavie. Il considère que le bellicisme confessionnel ou religieux yougoslave exprimait, durant la décennie 1990, l’opposition entre urbanité et ruralité, comme modes socioculturels, par le biais de l’instrumentalisation de l’identité confessionnelle.
Partant de ce constat, Bénédicte Tratnjek, dans son blog "Géographie de la ville en guerre ", analyse deux concepts nouveaux : l’urbicide ou meurtre rituel de la ville, et le spatiocide ou l’acharnement à détruire l’espace du politique en le fragmentant. Son analyse s’attarde longuement sur le cas de la ville de Sarajevo, exemple d’urbanité cosmopolite. L’urbicide ne consiste pas à rayer une ville de la carte. Il traduit d’abord le meurtre ritualisé de l’urbanité, c’est-à-dire de l’essence même du vivre-en-commun. Après tout, le rôle socio-politique premier de la ville n’est-il pas la gestion et la protection de la diversité ? Pour parvenir à ses fins et faire disparaître pour toujours l’essence de l’urbanité, ou le génie immortel de la ville, l’urbicide use d’une double stratégie : détruire certains signifiants matériels (monuments, réalisations architecturales et urbanistiques etc.) d’une part et, d’autre part, segmenter l’espace commun en territoires où le pouvoir de tel ou tel chef peut s’exercer. C’est ce qui s’était passé en Occident après la chute de l’Empire romain en 476. L’Europe devra attendre le XII° siècle pour voir renaître des villes florissantes. C’est ce qui s’est passé en Syrie sous la dictature des Assad. C’est ce qui se passe au Liban, de manière cyclique, depuis 1975. La ville se trouve ruralisée, morcelée en territoires d’influence de chefs de guerre qui sont autant de sépultures au politique assassiné. L’urbanité ne se réduit pas à un mode de vie culturel et des traditions de civilité, elle exprime aussi une autre manière de dire le " vivre-ensemble-politiquement " à l’ombre de la règle du droit.
Quand la composante identitaire, de quelque nature que ce soit, prédomine dans un conflit, la ville devient un ennemi parce qu’elle permet la rencontre de l’autre. La fixation identitaire redoute le mélange des diversités. Tel serait le noyau de l’opposition entre l’urbanité et la ruralité. Depuis 1975, Beyrouth n’a cessé de subir des assauts multiples de ruralité. Son espace commun a été morcelé, territorialisé en enclos où se déploie le pouvoir d’un chef. Beyrouth a lutté avec l’énergie du désespoir contre sa propre dilution. La capitale libanaise a été reconstruite à partir de son centre-ville, lieu de convergence de toutes les composantes du pays. Aujourd’hui, Beyrouth est déchiquetée par la botte iranienne grâce à l’hégémonie armée de la milice du Hezbollah et à la couverture chrétienne que lui assure son obligé, le CPL de l’ancien chef de l’État Michel Aoun qui, durant tout son mandat, a agi en fonction d’un esprit de ruralité aux multiples visages : confessionnel, clanique ou religieux.
Le géographe Rémi Baudouï affirme que la ville, comme lieu du métissage intercommunautaire est, aux yeux de la ruralité "une porcherie […] un lieu d’infection morale", sa destruction est un but de guerre. C’est une telle logique que les militaires serbes adoptèrent contre Sarajevo dont ils détruiront tous les monuments de la mémoire commune et dont ils brûleront la bibliothèque du 25 au 28 août 1992. C’est cette même logique que la milice Hezbollah et son allié CPL ont adopté contre Beyrouth depuis l’assassinat de Rafik Hariri en 2005. Tout a été fait pour morceler la capitale libanaise en territoires, contrecarrer toute rencontre des composantes du peuple libanais et bloquer la résurrection d’un État digne de ce nom. La haine monumentale de l’urbanité culminera le 4 août 2020 par l’explosion apocalyptique sur le port. Nul ne peut oublier les expéditions punitives des bassidjis du tandem Amal-Hezbollah contre les manifestants de la révolte du 17 octobre. Ce sont les mêmes qui ont effectué leur descente, le 10 décembre, au cœur des quartiers chrétiens où la foule festoyait en attendant Noël.
À première vue, la réaction la plus immédiate face à une telle incursion relève de l’émotion confessionnelle. C’est précisément ce qu’il faut éviter à tout prix. Ce serait jouer leur jeu. De même, il ne sert à rien de chercher à se refaire une virginité politique en exacerbant outre-mesure le discours sectaire du haut de la tribune d’institutions religieuses. Ces dernières ne sont pas des instituts de beauté pour politiciens défigurés par leur bilan désastreux qui a mené le pays au fond de l’insondable abîme dans lequel il se débat.
Quel pourrait être l’objectif de toute cette agitation malsaine? On demeure surpris qu’elle soit simultanée au forcing pour organiser un " hiwar ", détestable vocable arabe pour dire dialogue. Dialogue entre qui? Pourquoi dialoguer? Depuis 2005, le peuple libanais est tourné en bourrique par les différentes tables de " hiwar " qui n’ont mené à rien sauf à capituler honteusement devant les conditions du Hezbollah.
On ne dialogue pas avec un adversaire armé jusqu’aux dents et prêt à exercer contre vous toutes sortes de violences. Face à un tel interlocuteur, on capitule en essayant de préserver sa propre dignité. Le folklore libanais du dialogue entre forces politiques vise à tuer l’État de droit un peu plus, en mettant le sort du pays à la disposition de la dictature des partis, presque tous confessionnels, et non à renforcer la dynamique constitutionnelle. C’est ainsi que meurt la ville brisée en mille morceaux.
Faire appel à l’ONU pour sauver ce qui peut encore être sauvé du Liban, recommande le Patriarche maronite Bechara Raï. Mais comment ? Quelle procédure ? L’Église maronite a un rôle de premier plan à jouer en faveur du Liban qu’elle a contribué à enfanter. C’est pourquoi il lui appartient, face au déferlement des provocations confessionnelles, de ne pas jouer la carte maronite mais de donner le bon exemple en jouant la carte nationale libanaise. La bonne entente entre forces confessionnelles diverses est assurée par la dynamique nationale constitutionnelle ainsi que par les résolutions internationales 1559-1680-1701. L’harmonie de l’urbanité exige un préalable : la levée de l’hégémonie iranienne. Chaque centimètre carré du sol de la patrie m’appartient et non seulement celui de mon quartier ou de mon village. Libérer le Liban de la mainmise iranienne inclut la levée de l’hypothèque iranienne sur la banlieue-sud de Beyrouth d’abord et non la capitulation. Tel est l’impossible défi à relever : reconstituer l’urbanité de la ville pour sauver le politique.
Vous voulez dialoguer? Mettez vos armes dans un grenier et dialoguons. Tout le reste est bavardage.

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