Depuis plus de trois semaines, des tonnes de sable sont extraites au quotidien le long du fleuve de Nahr el-Kalb. Chawki Daccache, député du Kesrouan, explique que le sable est retiré sur une profondeur de deux à trois mètres, contrairement aux recommandations émises à la suite d’une étude menée sur le cours du fleuve, selon laquelle il doit être retiré sur une profondeur de 60 cm.

La vallée de Nahr el-Kalb, trésor historique et écologique du Liban, s’est transformée depuis près de trois semaines en une carrière de sable. Plusieurs tonnes sont extraites chaque jour le long du fleuve, laissant un paysage dévasté, défiguré et une eau boueuse zigzaguant entre les montagnes. Au bord du fleuve, le va-et-vient des camions est incessant, au quotidien. Ils attendent d’être chargés de sable avant de quitter le site vers une destination inconnue.

Le ministère de l’Énergie serait derrière cette opération, d’après Chawki Daccache, député du Kesrouan, qui avait récemment tiré la sonnette d’alarme sans que personne réagisse au niveau officiel. Il explique à Ici Beyrouth que, selon une étude menée récemment sur le nettoyage du cours de Nahr el-Kalb, le sable ne devrait en être retiré que sur une profondeur de 60 cm. Sur le site, les ouvriers ont une autre explication: les travaux menés viseraient, selon eux, à retirer les déchets du fleuve et à baisser son cours, afin d’éviter les inondations lors de la saison des pluies. Or, c’est du sable, sur une profondeur de deux à trois mètres, qui serait extrait du fleuve.

Cette opération de nettoyage génère d’autant plus de questionnements qu’elle est menée dans l’opacité la plus totale. Le ministère de l’Énergie persiste dans son mutisme sur la question, malgré les multiples tentatives d’Ici Beyrouth de le contacter. L’allocation du contrat à l’entrepreneur n’a pas fait l’objet d’un appel d’offres, martèle Chawki Daccache. Un tel manquement constitue une infraction au Code des marchés public, voté en juillet 2021 par le Parlement, selon lequel tout contrat public doit faire l’objet d’un appel d’offres transparent, inclusif et ouvert à la concurrence.

Ces travaux "d’utilité publique", en plus de constituer un pillage organisé des ressources naturelles dans un site protégé, pourraient provoquer une véritable catastrophe environnementale, selon des experts interrogés par Ici Beyrouth.

Pour Paul Abi Rached, président de Terre Liban, ces travaux sont dangereux d’un point de vue écologique. "Tous les résidus provenant de la haute montagne et qui finissent dans la rivière jouent un rôle essentiel dans la régénération du littoral libanais, que ce soit sous forme de nutriments pour les poissons ou de sable pour les plages, explique-t-il. C’est incompréhensible. Pourquoi le ministre de l’Énergie s’obstine-t-il à extraire ce sable?"

Et ce n’est pas tout: une quantité trop faible de sable dans le cours du fleuve peut accentuer le risque d’inondation. Le sable joue, en effet, un rôle clef pour réguler le courant du fleuve et éviter ainsi qu’il ne déborde en cas de fortes pluies. Cette réalité scientifique vient contredire le but officiel du projet, qui serait celui d’éviter les inondations en ponctionnant du sable pour réduire le débit du fleuve.

Face aux craintes formulées au sujet de dégâts potentiels sur les ponts ottomans dans la zone, Ici Beyrouth a interrogé des experts du Conseil international des monuments et des sites (Icomos) qui se sont rendus sur le site. Selon eux, pour l’heure, il n’existe pas de danger. D’après une source interne au ministère de la Culture, le dossier est "suivi de près" et, jusqu’à présent, "aucune violation du patrimoine architectural n’a été constatée".

Les institutions font la sourde oreille

Comme à leur habitude, les institutions publiques se renvoient la balle, tantôt impuissantes et incapables de jouer leur rôle régulateur, tantôt indifférentes aux abus environnementaux. Officiellement, c’est le ministère de l’Énergie qui est responsable de la gestion des cours d’eaux et des travaux afférents. La municipalité de Zouk Mosbeh et le ministère des Travaux publics n’ont aucun rôle à cet égard.

Là où l’affaire se corse, c’est que de tels travaux tombent théoriquement sous le contrôle du ministère de l’Environnement, qui n’a cependant pas de pouvoir exécutif. De fait, depuis 1998, la vallée de Nahr el-Kalb figure sur la liste des "sites naturels protégés". De plus, elle est classée comme une "zone sensible à l’environnement" en vertu du décret ministériel n° 8633. Ce qui devrait la protéger des travaux qui ne sont pas conformes aux standards environnementaux. Mais cela, le ministère de l’Énergie semble ne pas s’en soucier. Selon les rumeurs qui courent, l’entrepreneur serait proche du courant politique qui gère indirectement le ministère de l’Énergie, c’est-à-dire le CPL. Ici Beyrouth n’a pas pu toutefois les confirmer.

Légalement, l’entrepreneur doit donc, de manière proactive, soumettre le projet au ministère de l’Environnement, qui émet une série de "conditions environnementales" à respecter lors de sa mise en œuvre. Cette mesure n’a pas été respectée, ce qui mène au second outil d’application de la loi: l’évaluation de l’impact environnemental, qui doit être effectuée à la demande du ministère de l’Environnement.

Selon le décret n° 8633, l’extraction de sable constitue une activité qui doit impérativement être soumise à une telle évaluation, en raison de son caractère potentiellement destructeur. Selon une source interne au ministère de l’Environnement, il n’existe aucune trace de cette évaluation dans les registres du ministère, qui peine à mener à bien sa mission en raison d’un déficit en ressources humaines. De fait, la fonctionnaire responsable du dossier des évaluations d’impact a quitté le ministère depuis quelques mois.

Enfin, il est impossible, selon un fonctionnaire du ministère de l’Environnement, de porter plainte contre ces entrepreneurs, Nahr el-Kalb étant une "zone naturelle protégée" instituée seulement par décret ministériel et non pas une réserve naturelle protégée par une loi.

Cet imbroglio juridique camoufle difficilement les manquements de l’État libanais à tous les niveaux et la complicité de certaines institutions, comme le ministère de l’Énergie, dans la destruction de son patrimoine naturel.