Dans une victoire de la liberté d’expression et d’opinion face à l’arbitraire, fait de plus en plus rare actuellement au Liban, le juge des référés, Elias Salah Moukheiber, a débouté lundi l’ordre des journalistes dans la plainte qu’il avait adressée au Parquet pour empêcher les membres du " Rassemblement pour un ordre alternatif " de poursuivre leurs activités et leurs déclarations.

Gêné par les déclarations du rassemblement, sorte d’ " ordre de l’ombre " créé par des journalistes pour surveiller le conseil de l’ordre fraîchement élu et lui demander des comptes – et qui remet depuis quelque semaines en cause la légitimité des dernières élections syndicales fin novembre – le conseil de l’ordre des journalistes s’était pourvu en justice dans l’espoir d’avoir gain de cause et de faire taire ces détracteurs.

Le verdict du juge

Dans son verdict, le juge Moukheiber s’est fondé sur les principes fondamentaux garantis par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le préambule de la Constitution pour rejeter ce qu’il a qualifié de " censure préalable " à l’encontre du rassemblement, en la personne de sa porte-parole, notre consœur Elsy Moufarrej.

Dans les attendus de son jugement, Me Moukheiber a estimé que " les pactes et les conventions internationales ont donné pour la plupart une grande importance au droit à la liberté d’opinion et d’expression et ont veillé à consolider ce droit et obliger les Etats à intégrer ce principe dans leurs constitutions en raison de la garantie qu’il constitue pour les régimes démocraties ".

" Le préambule de la Constitution libanaise dispose que le Liban est membre fondateur et actif de l’Organisation des Nations unies, engagé par ses pactes et par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, que l’Etat concrétise ces principes dans tous les champs et domaines sans exception et que le Liban est une république démocratique, parlementaire, fondée sur le respect des libertés publiques et en premier lieu la liberté d’opinion, comme en dispose l’article 13 de la Constitution libanaise, selon lequel la liberté d’exprimer sa pensée par la parole ou par la plume, la liberté de la presse, la liberté de réunion et la liberté d’association, sont garanties dans les limites fixées par la loi ", a poursuivi le juge dans son verdict.

" Le pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté à New York en date du 16 décembre 1966 et que le Liban a signé sur base du décret d’application de la loi n. 3855 en date du 1 septembre 1972, souligne dans son article 19 que chaque personne a droit à la liberté d’expression ", a-t-il noté.
" Le droit à la liberté d’opinion et d’expression constitue l’un des piliers fondamentaux de la société démocratique et joue un rôle charnière dans la protection des droits du citoyen et la préservation de la démocratie, du règne de la loi et du développement et de la réforme de la société ", ajoute-t-il.
" La liberté d’opinion et d’expression est étroitement liée à la liberté de réunion pacifique, l’un des droits de l’homme stipulés par les pactes et les conventions internationales, ainsi que nombre de constitutions, et elle constitue le pilier fondamental de l’expression de l’opinion. L’article 21 du pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose que le droit de réunion pacifique est reconnu et que l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique ", dit encore le texte.

Le juge Moukheiber a également souligné que " le pouvoir judiciaire protège les libertés, notamment la liberté d’expression et les libertés individuelles et privées, et que le juge des référés n’interfère à ce niveau que de manière exceptionnelle pour prendre des mesures qui limitent la liberté d’expression et d’opinion " en cas d’atteinte grave et irréparable à la réputation de l’individu.
Selon lui, le plaignant a requis d’interdire au rassemblement, représenté par Mme Elsy Moufarrej, tout accès aux médias sur l’ensemble des territoires libanais et toute publication d’articles en tous genres, or le rassemblement en question s’inscrit dans le cadre de la liberté d’opinion, d’expression et de réunion précitées.

Qui plus, " le plaignant a demandé à prendre des mesures préventives pour réparer un préjudice potentiel en l’absence de toutes preuves qu’il est effectivement victime d’une atteinte ", ce qui fait que le juge des référés ne peut l’inclure dans le cadre des mesures préventives qu’il pourrait prendre le cas échéant en vertu de l’article 859 du Code civil.
" A la lumière des principes consacrés par la Constitution libanaise et les pactes internationaux précités, notamment ceux qui sont liés à la liberté d’expression et d’opinion, et partant du principe qu’il est inadmissible d’exercer une censure préalable de la part du juge des référés pour empêcher qu’un sujet ne soit débattu sauf dans des cas exceptionnels qui nécessitent son intervention pour parer à un danger imminent ou empêcher des conséquences graves irréparables ultérieurement, il est impossible d’empêcher la tenue de conférences de presse qui visent à exprimer une opinion de manière pacifique et civilisée au sein d’une instance respectable ", conclut le juge, avant de débouter le plaignant.

 

" L’ordre a cherché à museler la liberté "

Dans le cadre d’un entretien accordé à Ici Beyrouth, la coordinatrice du rassemblement, Elsy Mouffarej, a déclaré que " cette décision pionnière a prouvé le rôle du pouvoir judiciaire en tant que défenseur de la liberté d’expression car dans ses attendus, l’arrêt a sauvegardé la liberté d’expression de la presse autant que le droit de réunion et a confirmé le rôle de la justice en tant que protectrice des libertés ".

Pour Mme Mouffarej, " notre démarche aurait dû être celle de l’ordre des journalistes qui est censé endosser le rôle de protecteur des libertés. Cette décision est un camouflet pour l’ordre qui s’est mobilisé pour la première fois dans le but de museler la liberté ", puisque l’objectif de la plainte était d’empêcher le rassemblement d’entreprendre toute forme d’activité par le biais des médias audiovisuels et électroniques et de publier des informations, déclarations ou articles de quelque nature que ce soit sous peine de se voir infliger une amende de 100 millions de livres libanaises pour toute infraction.
Elsy Moufarrej a tenu à rappeler que " sur 300 journalistes, seuls 15 d’entre nous ont pu voter lors des élections car toute nouvelle demande d’adhésion à l’ordre est sujette à étude pendant une durée trop longue ".
" Trop peu d’entre nous y sont inscrits, indique la journaliste. Nous avons remarqué plusieurs irrégularités lors du scrutin, entériné néanmoins par le règlement intérieur et qu’il faudrait réviser. En contrepartie le conseil de l’ordre a riposté en nous intentant un procès ", a-t-elle dit.

Un signe positif pour la liberté d’expression

De son côté, Widad Jarbouh, chercheuse et journaliste au centre Skeyes pour les libertés médiatiques et culturelles, souligne que " cette décision est une victoire pour la liberté d’expression et la démocratie au Liban ", le juge Moukheiber s’étant fondé sur la Constitution libanaise qui garantit dans son article 19 la liberté d’expression et la liberté d’association.

" Le pays avait grand besoin d’une telle décision dans la mesure où le Liban subit des restrictions continues au niveau de la liberté d’expression tant sur le plan médiatique que politique ou culturel ", ajoute Mme Jarbouh à Ici Beyrouth

Et la chercheuse d’insister sur " les attaques continues contre les journalistes, notamment les actions en justice contre eux qui sont présentées devant des tribunaux d’exception incompétents comme le tribunal militaire, alors que les litiges relatifs aux questions des journalistes devraient être entendus par le tribunal des imprimés ".

" Nous avons aussi affaire à des verdicts injustes et des interpellations illégales de journalistes. Ce verdict du juge Moukheiber est une victoire et un signe positif pour la liberté d’expression ", se réjouit-elle.

Dans un tweet, le directeur exécutif du Centre SKeyes, Ayman Mhanna, a estimé pour sa part que " le juge Moukheiber a donné une leçon à l’ordre des journalistes ". " N’importe quel étudiant en journalisme ou en droit, et toute personne ayant étudié l’éducation civique connait les droits de l’homme, la liberté d’expression, la Constitution et les principes généraux du droit. Il ne faut attendre ni excuse ni démission de ceux qui n’ont pas eu honte de déposer une telle plainte ", a-t-il indiqué.

Et M. Mhanna de conclure : " Comment accorder la confiance à ceux qui sont mandatés pour la protection des journalistes alors qu’ils ignorent la Constitution et les principes élémentaires du droit? "

Journalistes pour la liberté

L’association Journalistes pour la liberté à elle aussi apprécié à sa juste valeur la décision rendue par le juge Moukheiber.

" Cette décision prouve que la justice au Liban est capable d’être un pouvoir indépendant qui prend ses décisions au nom du peuple en vertu de la Constitution lorsque la mainmise du pouvoir est occultée ", a noté l’association dans un communiqué.

L’association a qualifié de " faux pas " la démarche du président et des membres du conseil de l’ordre, " notamment ceux qui se sont engagés à initier un changement à l’intérieur des structures de l’instance ". " Il s’agit d’une agression caractérisée contre les libertés médiatiques en général de la part d’une instance qui est supposée être à l’avant-poste face aux menaces contre la liberté d’expression ", ajoute le communiqué.

Le Hezbollah chez Kossaify

De son côté, le président de l’ordre des journalistes, Joseph Kossaify, a reçu lundi une visite du responsable de l’information au sein du Hezbollah, Mohammad Afif. M. Afif a " félicité le conseil pour son élection et pour le climat démocratique qui a accompagné le processus de vote, qui s’est soldé par une grande et nette victoire de la liste de l’unité de l’ordre ".

De son côté, M. Kossaify a souligné que l’ordre " est celui de la liberté, de la démocratie et de la liberté d’expression " et qu’il existait " en toute légalité ".

Ici Beyrouth