Saint Augustin a permis à la pensée chrétienne de s’affranchir de son antipolitisme. Il a reconnu la nature coercitive de l’État et l’importance de l’engagement des êtres humains dans la politique qui est à la base de la construction de la société. Et au cœur de cette construction, il a placé la famille, le «regnum uxorium» (royaume conjugal).
La disparition du pape émérite Benoît XVI a éveillé les souvenirs des grands penseurs de l’Église tels que saint Thomas d’Aquin, saint Grégoire le Grand, et bien sûr saint Augustin. Ce dernier était avec Ambroise de Milan, Grégoire le Grand et Jérôme de Stridon, l’un des quatre pères de l’Église occidentale. Phénicien punique, de père païen, Patricius, et de mère fervente chrétienne, Monique, de son nom Aurelius Augustinus, né en 354, il ne sera baptisé qu’en 387 par Ambroise de Milan. Il deviendra évêque d’Hippone, l’actuelle Annaba en Algérie, en 395 et jusqu’à sa mort en 430.
Saint Augustin par Tomas Giner -1458. ©Wikimedia Commons
Le père de l’Occident
De culture latine et maîtrisant peu le grec, langue de l’empire d’Orient, il jouera un rôle prépondérant dans la pensée du christianisme occidental qu’il a contribué à romaniser. C’est notamment dans ses controverses qu’il a cherché à atteindre les auteurs païens par leurs propres arguments. Paradoxalement, il a été imbibé de cette culture qui finira par marquer son apport à l’Église désormais imprégnée par l’idéologie politique impériale de la Rome antique.
Sa philosophie néoplatonicienne dominera la théologie occidentale jusqu’au XIIIᵉ siècle, lorsque Thomas d’Aquin réimposera l’approche d’Aristote. Mais même Thomas a fini par incorporer dans son œuvre rigoureusement aristotélicienne, une grande part de l’héritage augustinien. Père de l’Église, Augustin a été pour l’Occident, ce qu’a été Origène pour l’Orient grec et russe, et saint Éphrem pour les Églises syriaques.
Un retour à ces grands penseurs s’avère aujourd’hui nécessaire dans la grande confusion qui balaie le monde. C’est un relativisme exacerbé qui nie de nos jours toute vérité et remet en question jusqu’aux évidences mêmes de la nature. C’est une conception assez restreinte des valeurs humaines qui se répand dans le libéralisme engendrant l’idéologie woke. La tolérance et l’altérité sont poussées jusqu’à l’inhibition du discernement et jusqu’à certaines formes de nihilisme.
Le pape Benoit XVI a dû pour cela rappeler que «la liberté et la tolérance sont très souvent séparées de la vérité» (Sydney, 2008). Le wokisme est une idéologie qui refuse toute réalité et toute identité, rejetant la culture, la religion, la nation, la famille, le corps et le genre.
Le discernement
Déjà au Vᵉ siècle, saint Augustin faisait face aux hauts fonctionnaires qui reprochaient à l’attitude des chrétiens, la chute de Rome. Il devait contextualiser le concept incompris, qui consiste à tendre la joue gauche, à donner son manteau en sus de sa tunique, et à ne pas rendre le mal par le mal. L’évêque d’Hippone avait alors élaboré la notion de recours légitime à la force qu’il a en partie héritée de la République romaine, mais aussi des enseignements du Christ dont notamment l’expulsion des marchands du temple.
En un temps où la soumission est justifiée par de faux concepts de coexistence, de vivre-ensemble et d’altérité, les enseignements de saint Augustin permettent de faire la part des choses. Ses pensées, à la fois théologiques et politiques, ont été développées dans ses trois œuvres magistrales composées à Hippone après son retour de Milan: Les Confessions (397 à 400), De la trinité (410-416) et la Cité de Dieu (410 à 426) dans laquelle il fournit un modèle de gouvernance.
Toujours dans la tendance du néoplatonisme, et opposé au manichéisme, Augustin privilégie la notion d’un Dieu tout-puissant qui permet la victoire du Bien. Il a contribué au développement de la notion de justice et de l’affermissement de la société, de son équilibre et de son bien-être. C’est pour protéger ces valeurs qu’il admet le principe de violence en politique, l’usage de la force légitime et le concept de guerre juste. Si ce dernier concept se trouvait déjà dans La République de Platon et dans la Politique d’Aristote, c’est la première fois qu’il est intégré par un penseur chrétien. Augustin dresse néanmoins des conditions établissant que la guerre ne peut être déclarée que par une autorité légale, qu’elle est défensive et qu’elle doit promouvoir le juste et le bon.
Reliquaire de la basilique Saint-Augustin à Hippone, l’actuelle Annaba en Algérie: l’os du bras droit du saint. ©Wikimedia Commons
La force légitime
Se référant à l’épître de Paul aux Romains, il présente le recours à la violence comme relevant des autorités légales et légitimes, mais surtout de responsables désintéressés, dignes d’humilité, miséricordieux et dotés d’une grande morale. Laisser échoir les prérogatives de la force entre les mains de personnes qu’il définit comme égocentriques mènerait à l’injustice et au disloquement de la société. Les qualités nécessaires à la gouvernance sont garanties par des responsables dotés d’une vision eschatologique.
L’intégrité devient dès lors centrale, et la Vérité est assimilée à Dieu qui est le logos. Le mensonge tue la vérité, le Verbe, et donc Dieu. Le mensonge perd l’âme et divise la volonté menant à la désintégration mentale. Un haut fonctionnaire qui ment est un être égaré incapable de prendre les bonnes décisions. L’usage de la force, bien que nécessaire, est conditionné à la bonne gouvernance et, donc, à la faculté de discernement assurée par la transparence qui permet l’intervention de la grâce divine.
C’est la chute d’Adam qui rend la Cité des Hommes si intrinsèquement différente de la Cité de Dieu. Pour Augustin, la première se reflète dans la Rome dominée par l’orgueil et régie par le glaive temporel, alors que la seconde reçoit la grâce divine et évolue dans l’amour de Dieu. Le Royaume des cieux ne peut se réaliser dans ce monde. C’est l’inexistence sur Terre de la perfection et de l’équilibre absolu, qui rend nécessaire le recours à la force.
La justice
Pour saint Augustin, et donc pour l’Église, le rôle de Dieu est central dans la construction de l’humanité. La société moderne a tué Dieu et a sombré dans le narcissisme, l’idolâtrie et l’injustice qui caractérisent la Cité des Hommes. La justice est pourtant universelle en ce qu’elle impose l’égalité absolue entre tous. Cette notion, bien que déjà abordée dans le Deutéronome et les Dix commandements, conserve une certaine différence de traitement entre le peuple élu et le reste des nations. L’islam imposera également des distinctions entre différentes castes de croyants, de «gens du Livre» et de mécréants.
Saint Augustin a fondé la notion de justice universelle qui a raffermi l’universalisme du christianisme. Il a perçu Dieu au fond de chaque être humain et a défini l’État non comme un organisme, mais comme un ensemble d’individus, fondant ainsi les principes de l’individualisme moderne. Il sera même reconnu de nos jours comme le père du libéralisme qui tente de se débarrasser de ce christianisme qui pourtant le fonde et dont il tire ses valeurs.
Ayant admis la différence intrinsèque entre les royaumes terrestre et céleste, l’évêque d’Hippone a reconnu la nature coercitive de l’État, et l’importance de l’engagement des êtres humains dans la politique qui est à la base de la construction de la société. C’est donc lui qui a permis à la pensée chrétienne de s’affranchir de son antipolitisme.
La politique
Alors que le platonisme et le néoplatonisme dont il s’inspirait s’adressaient aux élites, Augustin a su démocratiser son approche pour s’adresser aux masses selon le message chrétien. Il a aussi intégré sa culture latine jusqu’à dans sa terminologie, puisqu’il parle de Cité de Dieu plutôt que de Royaume, ce qui implique une notion de citoyenneté et donc de politique. Et au cœur de cette construction, il a placé la famille, le regnum uxorium (royaume conjugal) sur lequel s’érige la société.
Comme l’a noté Hanna Arendt, Augustin a su reprendre «la trinité romaine de la religion, de l’autorité et de la tradition» qui assure la stabilité de la société. Or ces trois supports sont aujourd’hui remis en question par la nouvelle idéologie woke. Arendt constatait déjà que dans le passé, il y avait eu des tentatives de suppression de chacune de ces composantes. Luther remettait en question l’autorité, Hobbes la tradition, et les humanistes la religion. La perte actuelle de cette trinité pourrait mettre en péril les fondements de l’Occident.
La disparition du pape émérite Benoît XVI a éveillé les souvenirs des grands penseurs de l’Église tels que saint Thomas d’Aquin, saint Grégoire le Grand, et bien sûr saint Augustin. Ce dernier était avec Ambroise de Milan, Grégoire le Grand et Jérôme de Stridon, l’un des quatre pères de l’Église occidentale. Phénicien punique, de père païen, Patricius, et de mère fervente chrétienne, Monique, de son nom Aurelius Augustinus, né en 354, il ne sera baptisé qu’en 387 par Ambroise de Milan. Il deviendra évêque d’Hippone, l’actuelle Annaba en Algérie, en 395 et jusqu’à sa mort en 430.
Saint Augustin par Tomas Giner -1458. ©Wikimedia Commons
Le père de l’Occident
De culture latine et maîtrisant peu le grec, langue de l’empire d’Orient, il jouera un rôle prépondérant dans la pensée du christianisme occidental qu’il a contribué à romaniser. C’est notamment dans ses controverses qu’il a cherché à atteindre les auteurs païens par leurs propres arguments. Paradoxalement, il a été imbibé de cette culture qui finira par marquer son apport à l’Église désormais imprégnée par l’idéologie politique impériale de la Rome antique.
Sa philosophie néoplatonicienne dominera la théologie occidentale jusqu’au XIIIᵉ siècle, lorsque Thomas d’Aquin réimposera l’approche d’Aristote. Mais même Thomas a fini par incorporer dans son œuvre rigoureusement aristotélicienne, une grande part de l’héritage augustinien. Père de l’Église, Augustin a été pour l’Occident, ce qu’a été Origène pour l’Orient grec et russe, et saint Éphrem pour les Églises syriaques.
Un retour à ces grands penseurs s’avère aujourd’hui nécessaire dans la grande confusion qui balaie le monde. C’est un relativisme exacerbé qui nie de nos jours toute vérité et remet en question jusqu’aux évidences mêmes de la nature. C’est une conception assez restreinte des valeurs humaines qui se répand dans le libéralisme engendrant l’idéologie woke. La tolérance et l’altérité sont poussées jusqu’à l’inhibition du discernement et jusqu’à certaines formes de nihilisme.
Le pape Benoit XVI a dû pour cela rappeler que «la liberté et la tolérance sont très souvent séparées de la vérité» (Sydney, 2008). Le wokisme est une idéologie qui refuse toute réalité et toute identité, rejetant la culture, la religion, la nation, la famille, le corps et le genre.
Le discernement
Déjà au Vᵉ siècle, saint Augustin faisait face aux hauts fonctionnaires qui reprochaient à l’attitude des chrétiens, la chute de Rome. Il devait contextualiser le concept incompris, qui consiste à tendre la joue gauche, à donner son manteau en sus de sa tunique, et à ne pas rendre le mal par le mal. L’évêque d’Hippone avait alors élaboré la notion de recours légitime à la force qu’il a en partie héritée de la République romaine, mais aussi des enseignements du Christ dont notamment l’expulsion des marchands du temple.
En un temps où la soumission est justifiée par de faux concepts de coexistence, de vivre-ensemble et d’altérité, les enseignements de saint Augustin permettent de faire la part des choses. Ses pensées, à la fois théologiques et politiques, ont été développées dans ses trois œuvres magistrales composées à Hippone après son retour de Milan: Les Confessions (397 à 400), De la trinité (410-416) et la Cité de Dieu (410 à 426) dans laquelle il fournit un modèle de gouvernance.
Toujours dans la tendance du néoplatonisme, et opposé au manichéisme, Augustin privilégie la notion d’un Dieu tout-puissant qui permet la victoire du Bien. Il a contribué au développement de la notion de justice et de l’affermissement de la société, de son équilibre et de son bien-être. C’est pour protéger ces valeurs qu’il admet le principe de violence en politique, l’usage de la force légitime et le concept de guerre juste. Si ce dernier concept se trouvait déjà dans La République de Platon et dans la Politique d’Aristote, c’est la première fois qu’il est intégré par un penseur chrétien. Augustin dresse néanmoins des conditions établissant que la guerre ne peut être déclarée que par une autorité légale, qu’elle est défensive et qu’elle doit promouvoir le juste et le bon.
Reliquaire de la basilique Saint-Augustin à Hippone, l’actuelle Annaba en Algérie: l’os du bras droit du saint. ©Wikimedia Commons
La force légitime
Se référant à l’épître de Paul aux Romains, il présente le recours à la violence comme relevant des autorités légales et légitimes, mais surtout de responsables désintéressés, dignes d’humilité, miséricordieux et dotés d’une grande morale. Laisser échoir les prérogatives de la force entre les mains de personnes qu’il définit comme égocentriques mènerait à l’injustice et au disloquement de la société. Les qualités nécessaires à la gouvernance sont garanties par des responsables dotés d’une vision eschatologique.
L’intégrité devient dès lors centrale, et la Vérité est assimilée à Dieu qui est le logos. Le mensonge tue la vérité, le Verbe, et donc Dieu. Le mensonge perd l’âme et divise la volonté menant à la désintégration mentale. Un haut fonctionnaire qui ment est un être égaré incapable de prendre les bonnes décisions. L’usage de la force, bien que nécessaire, est conditionné à la bonne gouvernance et, donc, à la faculté de discernement assurée par la transparence qui permet l’intervention de la grâce divine.
C’est la chute d’Adam qui rend la Cité des Hommes si intrinsèquement différente de la Cité de Dieu. Pour Augustin, la première se reflète dans la Rome dominée par l’orgueil et régie par le glaive temporel, alors que la seconde reçoit la grâce divine et évolue dans l’amour de Dieu. Le Royaume des cieux ne peut se réaliser dans ce monde. C’est l’inexistence sur Terre de la perfection et de l’équilibre absolu, qui rend nécessaire le recours à la force.
La justice
Pour saint Augustin, et donc pour l’Église, le rôle de Dieu est central dans la construction de l’humanité. La société moderne a tué Dieu et a sombré dans le narcissisme, l’idolâtrie et l’injustice qui caractérisent la Cité des Hommes. La justice est pourtant universelle en ce qu’elle impose l’égalité absolue entre tous. Cette notion, bien que déjà abordée dans le Deutéronome et les Dix commandements, conserve une certaine différence de traitement entre le peuple élu et le reste des nations. L’islam imposera également des distinctions entre différentes castes de croyants, de «gens du Livre» et de mécréants.
Saint Augustin a fondé la notion de justice universelle qui a raffermi l’universalisme du christianisme. Il a perçu Dieu au fond de chaque être humain et a défini l’État non comme un organisme, mais comme un ensemble d’individus, fondant ainsi les principes de l’individualisme moderne. Il sera même reconnu de nos jours comme le père du libéralisme qui tente de se débarrasser de ce christianisme qui pourtant le fonde et dont il tire ses valeurs.
Ayant admis la différence intrinsèque entre les royaumes terrestre et céleste, l’évêque d’Hippone a reconnu la nature coercitive de l’État, et l’importance de l’engagement des êtres humains dans la politique qui est à la base de la construction de la société. C’est donc lui qui a permis à la pensée chrétienne de s’affranchir de son antipolitisme.
La politique
Alors que le platonisme et le néoplatonisme dont il s’inspirait s’adressaient aux élites, Augustin a su démocratiser son approche pour s’adresser aux masses selon le message chrétien. Il a aussi intégré sa culture latine jusqu’à dans sa terminologie, puisqu’il parle de Cité de Dieu plutôt que de Royaume, ce qui implique une notion de citoyenneté et donc de politique. Et au cœur de cette construction, il a placé la famille, le regnum uxorium (royaume conjugal) sur lequel s’érige la société.
Comme l’a noté Hanna Arendt, Augustin a su reprendre «la trinité romaine de la religion, de l’autorité et de la tradition» qui assure la stabilité de la société. Or ces trois supports sont aujourd’hui remis en question par la nouvelle idéologie woke. Arendt constatait déjà que dans le passé, il y avait eu des tentatives de suppression de chacune de ces composantes. Luther remettait en question l’autorité, Hobbes la tradition, et les humanistes la religion. La perte actuelle de cette trinité pourrait mettre en péril les fondements de l’Occident.
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