Héros ou anti-héros? Le juge d’instruction Tarek Bitar a créé la surprise lundi en reprenant en main l’affaire de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth. Contre toute attente, il a relancé cette enquête bloquée depuis décembre 2021, en ordonnant la remise en liberté de détenus et en s’apprêtant à lancer de nouvelles poursuites judiciaires contre huit officiels, dont notamment les directeurs de la Sûreté générale Abbas Ibrahim, et du service de Sécurité de l’État Tony Saliba.

S’il s’est basé sur une jurisprudence datant de 1995 et établie par un ancien président du Conseil supérieur de la magistrature et de la Cour de justice, le timing qu’il a choisi ne semble pas anodin. Surtout que son initiative qui s’assimile à une véritable révolte, risque d’exacerber les divergences de vues juridiques qui se sont déjà manifestées autour de l’action du magistrat.

Elle intervient alors que ce dernier s’était excusé – légalement – de ne pouvoir coopérer au plan judiciaire avec les juges d’instruction français, arrivés le lundi 16 janvier à Beyrouth pour une visite de trois jours. Ils voulaient recueillir des éléments techniques, que seul le juge Bitar aurait pu leur révéler, pour mener à bien leurs investigations en France. Paris avait rappelle-t-on refusé de fournir les images satellites au Liban, alors que trois Français ont péri dans l’explosion survenue sur le port. Elle intervient aussi à un moment où l’absence d’un Conseil des ministres ayant les pleins pouvoirs joue en sa faveur, puisque seul ce dernier peut procéder au remplacement du magistrat, démarche que Tarek Bitar cherche à éviter.

Pour ordonner la libération de cinq détenus et engager des poursuites contre huit autres personnes, le magistrat s’est basé sur deux éléments fondamentaux: les textes de loi et la jurisprudence. Il a ainsi mis fin à son dessaisissement en recourant à l’article 357 du Code de procédure pénale selon lequel "la Cour de justice (un tribunal d’exception dont les décisions sont sans recours), est composée du président de la Cour de cassation et de quatre juges membres de cette même Cour, nommés par décret pris en Conseil des ministres, sur proposition du ministre de la Justice et après approbation du Conseil supérieur de la magistrature (CSM)". Le même article dispose que "c’est en vertu de ce décret qu’il est procédé à la désignation d’un ou des juge(s) suppléant(s) qui remplacerai(en)t le juge d’instruction".

Tarek Bitar a également rappelé que le Code de procédure civile a évoqué la question des recours présentés contre les juges de fond, sans faire mention aucune du juge d’instruction. Par conséquent, ce dernier ne devrait, en aucun cas, être dessaisi du dossier qu’il gère du fait des recours et demandes de récusation présentés contre lui. Il s’est aussi fondé sur l’article 362 du Code de procédure pénale qui précise que l’enquêteur judiciaire en charge de l’enquête préliminaire dans une affaire déférée devant la Cour de justice est à la fois juge d’instruction et procureur. Pour appuyer davantage sa décision, le juge Bitar s’est inspiré de la jurisprudence exhaustive du magistrat Philippe Khairallah, ancien président de la Cour de justice.

Des avis partagés

Qu’il ait ou pas le droit de se réapproprier le dossier (les avis judiciaires sont largement partagés), le juge Bitar ne semble pas être dans une situation favorable. D’ailleurs, la première réaction, celle du Parquet, a été hostile puisque celui-ci a considéré nulle la décision du magistrat. Dès lors, les détenus dont il a ordonné la libération, resteraient derrière les barreaux. D’autant plus que le procureur général Ghassan Oueidate s’était récusé à cause de son lien de parenté à l’ancien député Ghazi Zeaïter, proche du mouvement Amal et mis en cause dans le cadre de cette affaire.

À la question de savoir qui remplacerait le procureur Oueidate, les réponses sont disparates. Serait-ce l’avocat général près la Cour de cassation, Sabbouh Sleimane? "Cela importe peu, puisque d’après la loi, c’est le juge Bitar qui joue le rôle de procureur. Il n’a pas besoin de lui pour mener à bien son enquête", précise l’avocat et membre du bureau d’accusation du Barreau de Beyrouth, Ramzi Haykal.

De leur côté, les familles des détenus ne se laissent pas faire et ont déjà exprimé des réserves sur la décision de M. Bitar de libérer seulement cinq et de maintenir douze autres en détention. Elles estiment que ce dernier enfreint les conventions internationales. "Cette détention s’est transformée en arrestation", s’indigne l’avocate Rima Sleimane. "La mise en liberté accordée à une partie des détenus et pas aux autres est infondée, sur le plan juridique", estime-t-elle.

Le ministre sortant de la Justice Henri Khoury n’a pas non plus caché son mécontentement. Il a d’ailleurs transmis au CSM une copie d’extraits de la décision du magistrat et dénoncé les entretiens accordés par le juge Bitar aux médias, lui qui est tenu de préserver, selon le ministre, le secret de l’enquête. Or Tarek Bitar n’a révélé aux médias aucun détail relatif à l’instruction, se contentant d’évoquer la mission des juges français et de faire part de son souci de poursuivre sa mission pour que toute la lumière soit faite sur l’explosion qui avait détruit plusieurs quartiers de Beyrouth, tué 226 personnes, blessé au moins 7. 500 autres et laissé près de 300.000 personnes sans toit, pendant des mois.

Reste à scruter les réactions politiques à l’initiative du magistrat. Nombreux sont ceux qui se sont félicités de la reprise de l’enquête, parmi ceux qui appelaient à un déblocage de l’investigation. Les autres, notamment ceux qui sont proches du mouvement Amal, du Hezbollah et du CPL, qui contestent l’action du juge dans la mesure où il a engagé des poursuites judiciaires contre des personnalités politiques qui leur sont affiliés, n’avaient toujours pas réagi lundi.

Un saut dans le vide pour le magistrat pour qui il reste une centaine de pages pour livrer les résultats de son enquête, après plus de 500 pages rédigées?