Tarek Bitar, réputé pour être incorruptible, incarne pour beaucoup le symbole d’une justice indépendante, un des derniers piliers du Liban sur le point de s’effondrer.

En décidant de défier l’ensemble de la classe politique, le juge Tarek Bitar, chargé d’instruire le dossier de l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020, franchit toutes les lignes rouges au Liban et interpelle par son audace. Ce discret magistrat de 48 ans avait dû interrompre, il y a plus d’un an, en raison d’énormes pressions politiques, son enquête sur ce drame qui a défiguré Beyrouth et fait 226 morts. Mais il a décidé de son propre chef de la reprendre lundi, s’appuyant sur une jurisprudence, et d’inculper des responsables politiques, sécuritaires et judiciaires, dont le procureur général, Ghassan Oueidate, une première dans l’histoire du pays. Le parquet a rejeté mardi toutes ses décisions.

Avec sa réputation de juge incorruptible, Tarek Bitar incarne pour beaucoup le symbole d’une justice indépendante, un des derniers piliers du Liban sur le point de s’effondrer. "Il est courageux, audacieux même, au point de faire face au pouvoir tout entier qui obstrue l’enquête depuis deux ans et demi", affirme à l’AFP Cécile Roukoz, l’une des avocates des familles des victimes de l’explosion, qui a elle-même perdu son frère. Car ce juge calme et discret jouit de la confiance inébranlable des familles des victimes du drame, causé par le stockage d’énormes quantités de nitrate d’ammonium, sans mesures de précaution. Mais il dérange une grande partie de la classe politique qui, liguée contre lui, a causé l’interruption de son enquête en décembre 2021.

"Il sait qu’il est menacé, mais il n’a pas peur. Il veut aller jusqu’au bout car il est mû par sa conscience. Il fait partie des juges qui ne se soumettent pas au pouvoir politique", ajoute Cécile Roukoz. Le juge Bitar s’est notamment mis à dos le puissant Hezbollah qui exige depuis plus d’un an son remplacement, l’accusant de partialité et de vouloir politiser l’enquête.

En octobre 2021, une manifestation organisée par le Hezbollah et le mouvement Amal, son allié, pour exiger le départ de M. Bitar avait tourné au drame: des tirs contre le rassemblement près du Palais de justice avaient fait sept morts, et rappelé le souvenir de la guerre civile.

Menaces croissantes

Dans un pays où l’allégeance communautaire prime souvent, le juge n’a pas d’affiliation politique connue, alors que beaucoup de magistrats se réclament des grands partis représentant leur communauté religieuse. Selon l’une de ses connaissances, c’est un homme "très calme" mais déterminé. "Il répète qu’il ne va pas s’avouer vaincu malgré les pressions et qu’il n’abandonnera pas l’enquête", selon cette source.

D’après ses proches, le juge Bitar fait face à des menaces sécuritaires croissantes et prend des précautions lors de ses déplacements.

Ce juge chrétien s’est forgé au cours des années une réputation de magistrat "intègre et incorruptible", de l’aveu même de ses détracteurs. Sûr de lui, voire arrogant selon certains, il évite de se montrer en public et de parler à la presse. "Lorsqu’il a été chargé de l’enquête, on a eu du mal à trouver une photo de lui", affirme un de ses proches.

Austère et au sourire rare, il décline toutes les invitations et évite toutes les occasions sociales de peur d’être accusé de complaisance.

Né en 1974 dans le village d’Aydamoun au Liban-Nord, il est marié à une pharmacienne et a deux enfants. Après un diplôme de droit à l’Université libanaise, il a commencé sa carrière au Liban-Nord, s’y affirmant comme un magistrat indépendant, avant de présider la Cour criminelle de Beyrouth.

Acil Tabbara/AFP