Les attaques contre des banques jeudi, dans le quartier résidentiel de Badaro, ne peuvent pas être situées dans le cadre strict de la colère populaire, en raison de plusieurs facteurs.

Justifiées par une flambée incontrôlable du dollar face à une livre libanaise qui a perdu toute sa valeur, les attaques contre des banque jeudi, dans le quartier résidentiel de Badaro, ne peuvent pas être situées dans le cadre strict de la colère populaire, à cause de plusieurs facteurs. Et ce, il faut le reconnaître, contrairement à la fermeture des routes un peu partout dans le pays, alors que le billet vert franchissait un nouveau triste record, celui des 82.000 livres pour un dollar.

Du Nord au Sud, plusieurs artères ont été fermées jeudi à la circulation par des Libanais saignés à blanc, véritables victimes de ce vide abyssal qui tient lieu d’État, responsable de la crise dans laquelle les Libanais sont plongés et heureux de voir le secteur bancaire encaisser, seul, tous les coups. La dépréciation vertigineuse de la monnaie nationale leur ôte toute possibilité de survie dans un pays dont les forces au pouvoir restent, plus de deux ans après le début d’une crise sans précédent, en rupture avec les besoins du pays et de la population. Leur colère, elle, est légitime.

L’affaire des attaques contre les banques constitue une autre paire de manches. Parce qu’elle s’inscrit dans la continuité d’une série d’événements, dans lesquelles le politique, le judiciaire et l’économique s’entremêlent.

Aussi, est-il opportun de s’interroger sur le choix du secteur de Badaro par les assaillants, un quartier résidentiel qui abrite également de nombreux restaurants et pubs, où les journées s’étirent dans le calme, rompu seulement à la tombée du jour par le brouhaha des noctambules et autres fêtards. Badaro a cependant une autre particularité. Celle de se situer non loin de plusieurs sites et postes de l’armée.

Aurait-on cherché, à travers le choix de ce lieu, à pousser les forces régulières à intervenir pour provoquer un accrochage avec les manifestants déchaînés et encagoulés? La question peut se poser. Soit dit en passant, les assaillants n’étaient même pas des clients des banques ciblées, selon les informations relayées dans la journée.

Le même ciblage

Les attaques contre les banques ont été initiées par les collectifs "le cri des déposants" et "Mouttahidoun", deux groupes devenus les instruments exécutifs de la procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, dans sa campagne contre le gouverneur de la Banque du Liban Riad Salamé, et le secteur bancaire en général. Mme Aoun, rappelle-t-on, est engagée dans une guerre sélective et sans merci contre des cibles qui sont toutes dans la ligne de mire du courant aouniste dont elle est proche. Ce même courant, rappelle-t-on, avait également déclaré ouvertement la guerre au commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, depuis que ce dernier est présenté comme un candidat potentiel à la succession de Michel Aoun, fondateur du CPL, à la tête de l’État. Il y a deux semaines, le chef de ce parti, Gebran Bassil, qui brigue la présidence de la République, avait tenté de le discréditer, l’accusant d’empiéter sur les prérogatives du ministre de la Défense, proche de son camp, et de disposer à sa guise de fonds privés. Ces accusations gratuites, aux motivations éminemment politiques, avaient eu pour seul effet de déclencher des manifestations d’appui politiques et diplomatiques à Joseph Aoun.

Les actes de vandalisme font suite aussi aux procédures judiciaires engagées la semaine dernière par Mme Aoun contre des banques et leurs responsables, soupçonnés ou accusés de blanchiment d’argent. Ils interviennent consécutivement à un jugement rendu au début du mois contre la Fransabank qui a perdu en cassation un procès intenté par deux déposants, qu’elle avait gagné il y a quelques mois en appel. L’action en justice devant la cour de cassation avait été intentée par le fondateur de Mouttahidoun, Rami Alleik, lui-même avocat.

Pour protester contre ce ciblage, les établissements bancaires avaient fermé leurs portes et limité leurs opérations, pendant que sur le marché parallèle, le billet vert amorçait un décollage fulgurant. Une situation dont les officiels pouvaient bien s’accommoder si entre-temps, la pression internationale ne s’était pas accrue sur le Liban, à la faveur de la réunion de Paris où des représentants de la France, des États-Unis, d’Arabie saoudite, du Qatar et d’Égypte se sont concertés au sujet des moyens de pousser vers une sortie de crise au pays du cèdre. Les cinq ont été clairs qu’ils ne lâcheront pas la pression tant qu’un nouveau président n’a pas été élu et que le Liban ne s’est pas engagé sur la voie de la bonne gouvernance qui s’exprime par la réalisation de réformes sérieuses.

C’est donc dans ce contexte que sont intervenues l’accélération des procédures judiciaires contre les banques et le gouverneur de la Banque du Liban (convoqué pour le 16 mars, en même temps que les membres du conseil central de la BDL, devant la juge Amani Salloum, selon des informations ayant filtré jeudi soir aux médias) et les rumeurs sur de possibles sanctions américaines contre Riad Salamé, attribuées à des sources US et vite démenties par Washington.

Punching-ball

On assiste aujourd’hui, avec l’entrée en jeu du facteur international, à une autre forme de l’épreuve de force engagée pour marquer des points à travers la présidentielle. Celle-ci fait craindre cependant davantage de déstabilisation au Liban, devenu un punching-ball pour ceux qui cherchent à préserver et à consolider leurs acquis. C’est le cas pour le CPL, mais aussi pour le Hezbollah, qui s’accommodent fort bien de cette descente aux enfers des Libanais et qui ne sont pas près de débloquer la présidentielle. Du moins, tant qu’ils n’ont pas obtenu ce qu’ils veulent. Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a été très clair sur le sujet, lorsqu’il a répondu indirectement jeudi aux participants à la réunion de Paris. "Tous les pays du monde ne pourront pas imposer un président au Liban", a-t-il affirmé au cours d’une intervention télévisée. S’il a fustigé de nouveau la politique américaine, responsable selon lui de la crise au Liban, il a surtout lancé des menaces directes contre Washington et Tel-Aviv. À l’entendre, ce sont les États-Unis qui sont à l’origine des troubles actuels dans le pays. Selon lui, ces troubles risquent de déboucher sur le chaos. "Si vous poussez le Liban vers le chaos, attendez-vous au chaos dans toute la région", a-t-il averti.