Le discours prononcé lundi par le président libanais de la République, Michel Aoun, s’est articulé autour de trois grands axes, dont notamment la stratégie de défense aux côtés de la décentralisation administrative et financière élargie et d’un redressement économique urgent. Des titres importants, certes, mais surtout étrangement ambitieux, dix mois avant la fin du mandat présidentiel. Des titres qui auraient normalement marqué le début d’un sexennat mais qui aujourd’hui, laissent sceptiques et ne laissent aucun doute sur les intentions de leur auteur puisqu’ils sont présentés dans la foulée des remous politiques provoqués par l’échec du deal que le tandem chiite Amal-Hezbollah préparait en catimini avec le chef du Courant patriotique libre (CPL), Gebran Bassil, dans la perspective d’un déblocage politique et d’une reprise des réunions du Conseil des ministres.

Un timing surprenant
ʺ Les axes proposés par le président dans son discours devraient être les titres de la première année de son mandat et non pas ceux de la dernière ! Il disposait de cinq ans pour les mettre en œuvre mais ne l’a pas fait. S’il voulait vraiment appliquer ces lignes directrices, il n’aurait pas attendu autant ʺ, s’est indigné l’ancien ministre, Boutros Harb, lors d’un entretien accordé à Ici Beyrouth. Et d’expliquer que les titres énoncés par M. Aoun font partie ʺd’une politique de sauvetage amorcée à la veille des élections législatives, surtout que son parti – le CPL – a beaucoup perdu au niveau de son assise populaire chrétienne ˮ. Pour M. Harb, ce que Michel Aoun propose, ʺce sont des promesses sans lendemain, car le Hezbollah n’acceptera jamais que ce programme voit le jour ˮ.
L’ancien député de Batroun s’est aussi dit étonné des multiples appels du chef d’Etat à relancer les réunions du Conseil des ministres (boycotté par les partis Amal et Hezbollah tant que le juge d’instruction, Tarek Bitar, n’a pas été écarté du dossier de l’enquête sur la double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth) et de son irritation face au blocage gouvernemental provoqué par les deux formations chiites, alors ʺ qu’il avait lui-même bloqué le pays pendant deux ans et demi pour être président de la République ˮ.
Ce point de vue est partagé par une source proche des Forces libanaises (FL) qui a dénoncé, par ailleurs, ʺl’abstention du président Aoun à se servir du momentum de son arrivée au pouvoir pour exercer une pression sur le Hezbollah, ce qui aurait pu éviter au Liban une détérioration de ses relations avec les pays du Golfe, ainsi qu’une aggravation de la crise politique ˮ. De même source, on estime que le ras-le-bol présidentiel est tardif et surtout qu’il est motivé par des considérations plus personnelles que nationales.

Une stratégie chancelante
Le président Michel Aoun avait souligné dans son discours la nécessité d’élaborer une stratégie de défense qui soit du ressort exclusif de l’État libanais et a appelé à un dialogue national dans les plus brefs délais. Un appel surprenant de la part de M. Aoun, aux yeux de ses détracteurs, d’autant que le chef de l’Etat assure, depuis 2006, une couverture aux armes illégales du Hezbollah (sous prétexte qu’elles étaient nécessaires car l’armée n’était pas en mesure de défendre le pays). Ce revirement de position ne serait pas fortuit. Le chef de l’Etat reproche à son allié, le Hezbollah, de l’avoir " trahi en entravant l’action du Conseil constitutionnel, puisque ce dernier a été incapable de trancher sur le recours en invalidation des amendements de la loi électorale présenté par le CPL, et de rester évasif concernant la candidature de son gendre, Gebran Bassil à la présidence ʺ, selon la source FL précitée.
D’aucuns parmi les détracteurs du camp présidentiel s’interroge sur les bases de son appel à une stratégie de défense et à un dialogue national. S’inscriront-ils dans le prolongement de l’initiative du président Michel Sleiman qui avait lancé un dialogue autour de la stratégie de défense ? Michel Sleiman, rappelle-t-on, avait convié les principaux acteurs politiques libanais, en 2012, dans le cadre d’une conférence de dialogue nationale afin de  " tenir le Liban à l’écart de la politique des axes et des conflits régionaux et internationaux, et lui éviter les répercussions négatives des crises et des tensions régionales " , dans un texte intitulé la  " Déclaration de Baabda " . Un accord jamais respecté par le parti chiite pro-iranien, qui ne cesse de s’impliquer militairement en Syrie, en Iraq et au Yémen.
Quelles seraient leurs retombées sur la situation politique actuelle ? ʺ La stratégie de défense consiste à désigner un ou plusieurs ennemis ainsi qu’un ou plusieurs dangers qui menacent le Liban aux niveaux interne et externe. Il faut donc identifier les alliés et les moyens disponibles et adéquats pour pouvoir faire face à l’adversité, conformément au principe de la guerre asymétriqueʺ, explique Khalil Helou, général à la retraite et analyste géopolitique et stratégique, à Ici Beyrouth. ʺ Par conséquent, comment est-ce que le président compte élaborer une stratégie de défense dans le contexte actuel, lorsque le Liban est en froid avec les pays du Golfe et en situation précaire avec les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni ? Et comment est-ce que le Hezbollah acceptera que son rôle soit éclipsé en faveur de l’armée ? ʺs’interroge le général Helou.

Vers un changement de système ?
D’autre part, le président Aoun a évoqué lors de son discours un changement de système intrinsèquement lié à la stratégie de défense. Le général Helou a rappelé que Michel Aoun avait prêté serment afin d’être le garant de la Constitution, et ne peut donc pas chercher à la modifier à la fin de son mandat. ʺ L’un des principes fondamentaux dans l’exercice du pouvoir est qu’on ne légifère pas sous la pression des armes, car ce serait celui qui détient ces armes qui ferait prévaloir ses revendications. En d’autres termes, le changement de régime ou de système est inacceptable avec un groupe surarmé et surentraîné qui tient le peuple libanais en otage. Lorsque toutes les parties libanaises seront un jour égales, sans armes et organisations paramilitaires, elles auront le temps de vérifier si la Constitution libanaise assure ou non les intérêts suprêmes du pays, ou si le véritable problème se situe en fait au niveau des personnes en charge des postes-clefs au sein des institutions de l’État, cette seconde alternative étant la plus probable ˮ.