L’entité libanaise est centenaire (1920 ) et le Liban indépendant a fêté ses 87 ans (1943). Les deux événements ont édifié l’État libanais, porté par une élite politique de nature et de composition intellectuelle, culturelle, sociale et religieuse variées et pluralistes, dont les capacités, efforts, désirs et volontés se sont conjugués pour créer une expérience unique dans cet Orient. Une expérience qui incarne son histoire et contribue à façonner sa civilisation, ouverte sur l’Occident, dont elle interagit avec la civilisation, la culture, le progrès et la préservation des valeurs humaines et des libertés, en usant de la démocratie comme moyen et instrument de pouvoir, fait rare dans cet Orient.

Parmi ces hommes qui ont fait le Liban figurent Béchara el-Khoury et Riad el-Solh les artisans de l’indépendance ; Michel Chiha, le père de la Constitution ; Youssef el-Saouda, celui du vivre ensemble; Hamid Frangié, l’architecte de la créativité et l’incarnation de l’éthique en politique ; Camille Chamoun, le modèle du " président fort " et de la croissance économique ; Kamal Joumblatt, le visionnaire humaniste avec sa justice sociale, Saeb Salam, le leader à l’écoute de la rue et des préoccupations du peuple ; Fouad Chéhab, le fondateur de l’État moderne ; Charles Malek, le contributeur à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme aux Nations unies. Mais aussi Georges Naccache, et son célèbre adage " deux négations ne font pas une nation ", voulant désigner l’idée sous-jacente derrière la création de l’État libanais, autour de laquelle se sont retrouvées les musulmans en abandonnant l’idée de l’unité avec la Syrie en échange du renoncement des chrétiens au mandat français – et bien d’autres personnalités encore.

Toutes ces personnalités croyaient que le Liban est une expérience qui vaut la peine d’être vécue et un modèle de vivre-ensemble et d’interaction entre ses composantes politiques, culturelles et religieuses, multiples et diverses, différentes et égales à la fois, comme le répétait Samir Frangié, le fils de la deuxième génération.

Cette expérience a été menée sous tous ses aspects. La vie politique y a été pratiquée de manière démocratique, polarisée autour de deux partis aujourd’hui disparus, le Destour (Bloc constitutionnel) et le Bloc national, ainsi que par des hommes politiques et des députés représentatifs des différentes régions et communautés, qui avaient rejoint ces formations et pris part à leur duel en vue de la gestion des affaires du pays. L’action parlementaire et la législation y figuraient parmi les pratiques les plus abouties et les plus avancées. Le nom du législateur fort de son argumentation était sur toutes les lèvres des semaines durant. L’opposition y exerçait son droit et y menait ses batailles, au Parlement et dans la rue, réussissant parfois à imposer son désiderata. Des gouvernements étaient renversés à quelques voix près. En 1970, par exemple, Sleiman Frangié (le grand-père), avait été élu président de la République à une voix d’écart contre son rival Elias Sarkis.

Erreurs et déceptions

Cela ne veut pas pour autant dire que cette expérience n’était pas ponctuée de déceptions, d’écueils et de crises, qui ont même débouché sur des guerres. Mais l’objectif n’est pas d’entrer dans ces détails et d’évoquer les raisons internes et externes à ces guerres. Ces hommes politiques avaient raison sur certains points mais ont également commis des erreurs, la plus importante étant la disparité flagrante ainsi que la discrimination sociale et en termes de développement économique entre les régions, de même que l’échec à créer une espèce d’équilibre dans la structure du pouvoir, qui a conduit à la réduction des pouvoirs quasi-absolus du président de la République.

En revanche, la question interne-externe la plus sensible reste l’accord du Caire signé en 1969 entre l’État libanais et l’Organisation de libération de la Palestine, et qui a légalisé la présence militaire palestinienne au Liban et les opérations des commandos à partir du territoire libanais sur base d’une mauvaise lecture et de calculs erronés de cette période après la guerre de 1967. Néanmoins, personne n’a renoncé à l’idée du Liban, l’État libre et indépendant, de même que personne n’était subordonné à l’étranger, ou impliqué dans des affaires de corruption, de sabotage, de pillage de l’État et d’accumulation de millions.

Ainsi, toutes les rumeurs qui ont circulé à divers stades touchant tel ou tel politique, au premier rang desquelles figure le slogan " à bas la junte des 4% " qui caracolait en tête des manifestations, des protestations populaires et des revendications au début des années 70, pointant du doigt les pôles du pouvoir, qui se seraient emparés des richesses du pays et les auraient pillés, se sont avérées être des slogans purement populistes et démagogiques. Cette démagogie et ce rejet absolu, chaotique et aveugle des apports de plus de trente ans de règne d’une classe politique qui a construit le Liban moderne, ont contribué au glissement rapide du pays dans les affres d’une guerre absurde qui a ravagé tout ce qui a été construit au lieu d’en profiter et de continuer à édifier sur ces bases.

La perversion d’une caste

Il est à craindre aujourd’hui que la révolution du 17 octobre 2019, ou le soulèvement populaire massif, ne soient une réplique de la colère et du rejet qui ont prévalu dans les années 70, aboutissant de ce fait aux mêmes résultats. Il ne fait aucun doute que le pouvoir auquel font face les jeunes et les Libanais de manière générale est à des années lumières du pouvoir d’antan. C’est un pouvoir si mauvais, laid, cupide, insolent, corrompu, suiviste, et inféodé qu’il ne peut être comparé à nul autre. Cette équipe s’est tout autorisée, pillant le pays, détruisant ses institutions et paralysant des secteurs qui faisaient la fierté du Liban d’antan, à l’instar du système bancaire, des établissements scientifiques et universitaires en passant par les sites touristiques et les centres médicaux et hospitaliers, à tel point que les Libanais se mettent à regretter la classe politique à laquelle ils étaient opposés et insubordonnés dans les années 70 ! Une équipe installée, imposée et plantée par l’occupation syrienne aux débuts des années 90.

L’intifada du 14 mars 2005, un épiphénomène éphémère dans l’histoire du Liban, a réussi à botter l’armée syrienne hors du Liban à la suite de l’assassinat de Rafic Hariri. Mais il n’a pas duré plus que quelques années, et l’occupation iranienne s’est substituée à celle de Damas, renflouant l’équipe au pouvoir en la soumettant et la matant. Cette occupation protège et terrorise à la fois cette équipe par le biais des armes du Hezbollah. La caste dirigeante s’épaule et se solidarise pour affronter la rue, consciente qu’elle est visée dans son ensemble, sans pour autant oublier ses luttes intestines pour profiter de la manne du pouvoir, le Hezbollah lui ayant laissé des strapontins à se disputer en se réservant le pouvoir décisionnel étatique. Il s’agit bien d’une équation mafieuse et machiavélique où calculs et intérêts se croisent et s’entremêlent, ce qui rend la bataille contre elle particulièrement difficile et complexe.

En dépit des relents de scandales et des effondrements qu’elle a générés au niveau de l’économie, des finances, de la vie quotidienne, de la santé et des services, cette caste demeure indéboulonnable depuis plus de deux ans. Elle n’a même pas été inquiétée par la plus grande explosion non-nucléaire de l’Histoire contemporaine, celle du port de Beyrouth, qui a fait plus de deux cent vingt morts, détruit la moitié de la capitale et déplacé plus de trois cent mille personnes. Après avoir transformé le pays en champ de ruines, la caste dirigeante affronte la rue par la stratégie du bâton et de la carotte, en faisant miroiter des aides aux gens en cartes de rationnement et d’approvisionnement, et en les soumettant simultanément à un racket de leurs besoins quotidiens en électricité, essence et carburant. En outre, cette équipe fait et défait des gouvernements en s’abritant derrière des ministres " indépendants " et des " spécialistes " qu’elle manipule à sa guise… Elle s’amuse enfin à prendre des décisions puis se rétracter, dans un système d’ascenseur émotionnel pour les Libanais…

Réévaluer ses stratégies

Comment une révolution, une intifada, voire tout mouvement populaire pourraient-ils par conséquent réussir à venir à bout d’un pouvoir aussi chevronné qu’oppressif, dirigé par d’anciens seigneurs de la guerre et des milices armées ? Surtout si le mouvement révolutionnaire remplace le vaste élan populaire contestataire et global des premiers mois par l’expression rachitique de slogans dans certaines rues et places, dans ce qui s’apparente parfois à du folklore pratiqué par certains groupes au nombre quasi insignifiant.
Chaque agrégat agit désormais seul avec ses propres slogans. Les groupes se comptent désormais par centaines, et leurs styles, plans et revendications divergent et mènent parfois à une confrontation entre eux. Jusqu’à présent, ils n’ont pas été en mesure de trouver un directoire unifié ou une plateforme de coordination pour unifier leur vision et leurs efforts dispersés que les autorités peuvent facilement saboter. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit de manière odieuse et hideuse lorsque le pouvoir a réussi à diviser les rangs du comité représentatif des familles des victimes du port, mobilisées autour du juge d’instruction chargé de l’enquête sur ce crime, afin de créer un comité parallèle.

Ces divisions et le quasi individualisme dans la façon d’interagir et de faire reflètent l’esprit et la réalité dans laquelle vivent les jeunes aujourd’hui, et dont la pensée, l’approche et la méthode “semi-robotique” sont marqués par la technologie. C’est à croire qu’ils pensent pouvoir faire la révolution ou amorcer un changement comme ils jouent à la Playstation, où ils déplacent les personnages dont ils façonnent les rôles ! La lecture de la réalité politique et l’affinage des objectifs sont absents de leur perception des priorités. En effet, ils ne saisissent pas que la lutte politique requiert une tactique d’un travail cumulatif et progressif pour atteindre des objectifs. Ils veulent tout renverser d’un seul coup et au même moment (sens du slogan " tous signifie tous ").

Deux années se sont écoulées depuis ce formidable mouvement sans précédent. Il n’en demeure pas moins que les figures et les activistes de ce sursaut n’ont pas été en mesure d’élaborer un programme commun comprenant un certain nombre d’objectifs clairs et déterminés sur base desquels poursuivre le combat, à l’instar de l’intifada du 14 mars 2005 lorsqu’elle avait identifié et atteint deux principaux objectifs: le retrait de l’armée syrienne et la création du Tribunal spécial pour le Liban, chargé d’enquêter sur l’assassinat de Rafic Hariri.

Néanmoins, l’erreur la plus importante commise par le mouvement du 17 Octobre a été d’avancer des slogans revendiquant, à juste titre, des réformes contre la corruption et les corrompus, sans pour autant voir ou même aborder le véritable problème politique par excellence: le pays est privé de sa souveraineté, et sa prise de décision est hypothéquée et satellisée à une partie et un axe étranger. Le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a fait face, dès les premiers jours, aux manifestants en prévenant qu’il ne permettra pas la chute du gouvernement et la démission du président de la République, dont il a découvert le drapeau national ce jour-là, tout en se dressant pour en défendre l’establishment. C’est bien lui qui avait envoyé ses hommes armés pour casser et brûler les tentes et s’attaquer à des manifestants pacifiques, histoire de leur montrer que le pouvoir c’est lui!

Les contestataires réussiront-ils, partant, à rectifier le tir et retrouver le nord avant qu’il ne soit trop tard ?