Le choc des allégeances commande l’histoire du Liban depuis son émergence. Il lui interdit d’emblée d’avoir une politique étrangère propre à lui et le condamne en dernière instance à la plus nihiliste des subordinations.

Dans l’absolu, chaque communauté dans l’arène interne éprouve un besoin d’identification à une communauté transnationale plus large, multiplié par un désir de provincialisation par rapport à un modèle métropolitain ou impérial convoité.

Ce penchant peut être refoulé, puis se révéler soudainement au grand jour lors d’un cataclysme, ou une fois soumis à une situation de déréliction subite et traumatisante.

Point de communauté au Liban qui puisse se résumer au seul espace libanais, même si le déploiement historique et territorial varie d’un groupe sectaire à l’autre. De plus le rapport avec l’idée “Liban” n’a jamais été identique, même si l’extension dans la durée du " Grand Liban ", qui piétine sans pour autant cesser d’exister ou s’éteindre, apporte de quoi nourrir une condition sociétale commune, à défaut, jusqu’à l’heure, d’un état de fait pérenne, sûr et serein pour un vivre-ensemble pacifique et conséquent.

On a beau étudier la répartition des communautés et leur partage des ressources et du pouvoir, ou méditer le domaine qui reste pour un État affranchi du clivage sectaire, ou s’attarder sur les ingérences externes et leurs implications sur la déchirure interne – ce qui manque toutefois aux diagnostics et aux grilles de lecture, c’est la prise en compte du caractère organiquement transnational de chaque communauté et les différentes pistes de la détoxication ou de la “surtoxication” de ce caractère.

Chaque communauté présente au sein de ce réduit libanais éprouve ainsi une tendance à se compléter en rêve, ou en désir, mais aussi dans le réel, par une extension en nombre et en substance, soit par une gémellisation avec une appartenance ethnico-religieuse dépassant le pays, soit par un rattachement qui manie affection et calcul froid – lire “cynisme”. Cette condition prend avec le Hezbollah précisément son sens le plus mystique et le plus total: l’extinction extatique dans la wilayat el-faqih, la Gouvernance du Jurisconsulte, et par le biais de cette Gouvernance.

À défaut d’être sagement assumé, contenu ou adouci, ce penchant à la subordination peut devenir parfaitement incontrôlable et dévastateur, et finir par s’emparer du vécu aussi bien que de l’imaginaire d’un groupe.

Ce désir de s’affilier à un étranger moins étrange que l’étranger des rivaux ou des partenaires, passe aux yeux d’une certaine sensibilité communautaire, pour un prolongement ou un support du " nous " identitaire, voire même la raison d’être et de survie de ce “nous” défendu.

Mais au lieu de distraire la communauté de l’échiquier interne ou de la plonger dans l’indifférence de ce qui s’y déroule, le choc des allégeances antinomiques finit par se substituer complètement à cet échiquier.

Partant, le clivage relatif à la politique externe devient lui-même un enjeu des plus " internes ", ce qui ne serait guère compréhensible si l’on devait se limiter à une lecture trop localisée de la morphologie de chaque communauté.

Cela n’est pas sans créer des illusions morbides, à commencer par cette manière d’interpréter la scène politique libanaise comme s’il s’agissait de la politique mondiale en condensé.

Une duperie encore plus niaise consisterait à vouloir mettre le clivage sur la politique extérieure en suspens et se consacrer aux affaires internes. Gaspillage de temps, d’énergie et de neurones.

Le désir d’effacement d’un groupe local dans une communauté outre-frontière investit dans l’affirmation de soi la plus crispée et la plus vicieuse, en invitant les autres composantes ethnico-religieuses soit à " ratifier " la narration du plus fort, soit à exhiber elles aussi leurs récits alternatifs.

Ainsi, le désir de faire partie prenante d’une communauté bien plus large que celle qui vit sur le sol libanais ou qui se trouve disséminée au sein de la diaspora, revivifie la lutte effrénée pour l’hégémonie entre communautés.

Dans cette course agressive, un “détachement combatif” au sein d’une communauté éprouvera donc tôt ou tard une vicieuse tendance à inciter, par un mélange de séduction et de subversion – voire carrément par le sabotage – les autres communautés à s’aligner sur sa conception tribale du monde, sa vision de l’extérieur et de la politique étrangère.

C’est en invitant autrui à répéter tels quels ses sermons et oracles sur ses ennemis et ses amis qu’un groupe à tendance hégémonique cherche à remodeler l’ensemble, en tâchant d’intimider les récalcitrants.

Refusant le diktat aliénant de la communauté à tendance hégémonique, il arrive de toute évidence aussi que les autres communautés se sentent froissées et recherchent aussitôt chacune la réplique la plus opportune.

Mais une telle réplique peut se révéler mort-née, soit à force de volontarisme, soit par réaction incontrôlée. Par volontarisme, dans ce contexte, nous voulons dire tout déni éprouvé à l’égard de la dimension transnationale inhérente à chaque communauté religieuse. Quant à la réaction incontrôlée et irresponsable, elle s’inscrirait forcément dans le registre de ceux pour qui les clivages en politique sont toujours entre des “anges” et des “démons”.

En tant que telle, la dimension transnationale inhérente à chaque communauté est loin d’être démoniaque.

À chaque communauté son autre soi-même désiré, qui transcende les frontières et la mesure. Sécularisée, la quête de la transcendance s’identifie à la recherche de la communauté la plus vaste, la tribune universelle, transcendant les frontières et fédérant les adeptes d’un même culte ou d’une même base normative.

Neutraliser ce penchant d’identification d’une communauté religieuse libanaise à une totalité transnationale qui la relie à ses coreligionnaires est loin d’être une tâche évidente. Épanouir la dimension transnationale de sa propre communauté pourrait même paraître plus fructueux et bénéfique.

Associées dans leur vécu, les communautés différentes ont développé un imaginaire mais aussi des visées parallèles.

Le refoulement mutuel, dans chaque communauté, de son propre penchant d’identification outre-frontière, reste loin de pouvoir assurer une pertinente et authentique durabilité.

Chaque communauté cultive son propre fantasme d’un étranger intime.

La communauté s’exotise en se sentant " ici et ailleurs ".

Ce désir de fusionner, de faire corps et âme avec une totalité plus vaste, ne constitue pas en lui-même un aveu d’aliénation. Le refouler ou le snober est encore plus aliénant et délirant.

Il reste que ce désir d’extrapolation peut conduire à une universalisation différente pour chaque être communautaire.

À cela, il y a une condition: appartenir à un monde culturel donné tout en faisant le tri entre le nostalgique et l’irréversible.

L’appartenance à un monde orthodoxe pour le grec-orthodoxe, ou à un universalisme catholique pour un catholique, ou la revendication d’un islam-monde pour les musulmans, rien de tout cela ne peut causer en soi une situation d’agressivité. Tant que la nostalgie inhérente à tous ces sentiments d’appartenance à des mondes symboliques différents ne cherche pas à défier le caractère irréversible du flux temporel. Éprouver une " persophilie " ou une " ottomanie " est une chose, vouloir restaurer un équivalent à l’Empire sassanide, safavide ou ottoman est une toute autre chose. De même pour l’Empire romain d’Orient (byzantin).

Cette dissociation entre le nostalgique et l’irréversible est utile pour le bon discernement. La conscience de l’irréversible a de quoi prémunir en outre les esprits des débordements de la nostalgie d’un “âge d’or " qui n’a jamais existé, mais décrit dans les discours religieux messianiques comme ayant déjà été.

Le caractère transnational de chaque communauté est une chance d’universalisation qui peut avoir des répercussions positives sur tout le monde. Le problème survient lorsque au lieu de se référer à une appartenance, quoique onirique, à un monde culturel différent, cette universalisation se voit réduite à une allégeance à un régime politique qui s’empare de l’appareil d’un État-nation dans la région et le retourne contre le principe même de l’État-nation… inondant son entourage de passions à la fois tristes et agressives, faute de pouvoir rendre réversible sa nostalgie d’un jour qui n’est plus, ou d’un moment messianique qui n’est pas encore.

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