Une histoire orthodoxe de Beyrouth
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À Béryte, le soir, après leurs études, les étudiants chrétiens de l’école de droit se rendaient à l’église voisine de l’Anastasie. Ils n’avaient pour cela qu’à traverser une esplanade correspondant approximativement à l’actuelle place de l’Étoile. Comme les autres cités de l’empire romain, Béryte a connu les cirques où les chrétiens mouraient en martyrs. Mais le christianisme a triomphé et fini par refondre le droit romain dans son esprit en l’humanisant, donnant lieu au Code de Justinien.
La cité que Libanius appelait Berytus Nutrix Legum dans sa lettre de l’an 361 à Anatolius Consularis Phoenices, que le sophiste Eunape de Sardes décrivait comme «mère et source des études» de droit et dont le poète épique Nonnos de Panopolis disait au Vᵉ siècle dans ses Dionysiaques qu’elle «donnait les lois» ne pouvait rester imperméable à la foi chrétienne qui révolutionnait l’empire romain.
Le premier évêché
La grande école de Béryte était ouverte aux étudiants de tous horizons et se trouvait ainsi réceptive aux idées nouvelles, et notamment à la profondeur du message christique. Selon le Synaxaire de l’Église orthodoxe, l’évêché de Béryte a été fondé par Quartus, l’un des 70 disciples du Sauveur, mentionné par saint Paul dans son Épître aux Romains (Rom 16:23). «Quartus, nous dit le Synaxaire, devint évêque de Béryte. Il souffrit un grand nombre d’épreuves pour la foi, mais convertit la majeure partie des païens de sa ville» (Thessalonique, 1987).
Nombreux étaient les étudiants de l’école de Béryte à adopter la foi en Jésus. Beaucoup parmi ses anciens «firent leurs vœux et embrassèrent la carrière d’évêque, de prêtre ou de moine», écrit Nina Jidéjian. Selon Eusèbe de Césarée, c’est dans cette cité que les deux frères Appien et Aedesius, originaires de Lycie, avaient suivi leurs études de rhétorique et de philosophie. C’est là qu’ils se sont convertis au christianisme pour aller ensuite prêcher, l’un à Césarée et l’autre à Alexandrie où ils ont subi le martyr. Comme dans le reste des cités de l’empire, les cirques de Béryte ont assisté à l’horreur de familles entières jetées aux fauves.
La cathédrale Saint-Georges des orthodoxes avoisinant l’église de l’Anastasie et l’école de droit de Béryte. ©Amine Jules Iskandar
La synthèse en droit
Mais le christianisme a triomphé, et voici qu’au VIᵉ siècle, il procédait à un syncrétisme avec le droit romain. Une tendance nouvelle s’est développée avec de grands juristes connus comme maîtres œcuméniques. Cyrillus, notamment, était réputé pour avoir introduit dans le droit romain l’élément chrétien qui lui a permis de se modérer. L’école a atteint son plus grand prestige lorsque Justinien (527-565) a chargé ses juristes de la révision générale du droit. Le Code de Justinien a intégré les enseignements de la religion chrétienne, permettant l’affranchissement des esclaves et la considération des droits de la femme.
Béryte a aussi honoré la langue grecque dont elle se sentait plus proche que le latin à consonance élitiste. Au nouveau code romain des Institutiones, rédigé en 534 en latin, elle n’a pas hésité à adjoindre les décrets complémentaires (Novellae leges) majoritairement en grec.
L’Anastasie
C’est l’Église qui a permis à Béryte d’accéder au rang de metropolis jusque-là réservé à Tyr en Phénicie. En effet, c’est l’évêque Eustache de Béryte qui a obtenu ce privilège en 449-450. C’est aussi lui qui, selon les chroniques syriaques du Pseudo-Zacharia, a fait édifier la basilique qui pourrait se trouver aujourd’hui sous la cathédrale Saint-Georges des orthodoxes.
Zacharie le Scholastique nous parle, en effet, d’une cathédrale de la Résurrection bâtie par Eustache et appelée Anastasia. Comme l’école de droit, elle se trouvait aux alentours de l’actuelle place de l’Étoile, et c’est là que les étudiants chrétiens se rendaient le soir pour leurs réunions. Zacharie y participait lui-même. Il cite encore d’autres lieux qui témoignaient du christianisme beyrouthin, comme la Mère-de-Dieu, près du port, ou encore l’église Saint-Jude.
Les palais Sursock (à droite) et Bustros (à gauche) de Beyrouth. ©DR

Le séisme
L’histoire illustre de Béryte s’est prolongée jusqu’à la destruction totale de l’école de droit, de la basilique, du forum, de la cité, de ses voies et de ses aqueducs par le tremblement de terre et le raz-de-marée du 9 juillet 551. À cette date, écrit Agathias le Scholastique, «la sublime Béryte, jusque-là le joyau de la Phénicie, fut complètement défigurée».
Beyrouth est tombée aux mains des Arabes en 640, mais de manière discontinue. Car les Byzantins reprenaient sporadiquement les cités de Tripoli, Batroun, Byblos et Beyrouth. Leurs incursions étaient tantôt brèves, parfois significatives comme celles de l’empereur Nicéphore Phocas en 957 et 968 et celle de l’empereur d’origine arménienne, Jean Tzimiscès, en 975.  Cette situation s’était prolongée jusqu’à l’arrivée des Croisés, le 9 mai 1099.
La Russie au XVIIIᵉ siècle
En 1697, Henry Maundrell, décrivait les saintes images de Beyrouth. Il parlait d’une église fort «ancienne et appartenant aux Grecs» (c’est-à-dire aux orthodoxes). «Ses icônes semblaient très anciennes et fort abondantes, écrivait-il. Elles témoignaient d’une société riche en histoire, active et relativement prospère.»
En 1773, le prince Youssef Chéhab avait entendu parler des exactions commises à Beyrouth par le gouverneur ottoman Ahmad al-Djazzar. Il a alors formé une entente avec les Russes qui ont bombardé Beyrouth par la mer pendant que les Libanais assuraient le blocus terrestre. Après un bombardement féroce, les Russes ont délogé le pacha et occupé la ville.
D’octobre 1773 à février 1774, soit quatre mois durant, le drapeau moscovite, écrivait le consul de France, flottait sur Beyrouth, et le portrait de l’impératrice Catherine couronnait la porte principale de la cité. Tout passant devait faire la révérence face au portrait, et les chevaliers devaient descendre de leur monture, précisait François Charles-Roux (Geuthner 1928). Les grecs-orthodoxes de la ville percevaient la Russie des Tsars comme héritière de l’empire byzantin.
La Russie au XIXᵉ siècle
L’artillerie lourde qui avait pilonné la ville était en partie exposée sur la Grande Place qui a pris dès lors le nom de Place des Canons. En août 1839, la Russie a transféré son consulat de Jaffa à Beyrouth qui commençait à jouir du statut de grande métropole. Son prestige ne cessera de croître grâce à l’intérêt que lui portaient la France, la Russie et surtout le sultan Abdel Hamid II qui agrandira son port dès 1887.
En 1878, Beyrouth fondait le premier établissement hospitalier du Liban, l’hôpital orthodoxe Saint-Georges, bâti grâce aux fonds alloués par la Russie aux victimes des massacres de 1860. L’intérêt porté à Moscou se maintiendra, même après la révolution bolchevique, puisqu’en 1960, le patriarche Alexis de Russie jouera un rôle clé dans l’agrandissement et la modernisation de l’hôpital Saint-Georges.
Cimetière Saint-Dimitri au XIXe siècle. Le terrain adjacent couvre la nécropole romaine aujourd’hui occupée par un supermarché. ©DR
L’embellissement de Beyrouth
La ville s’est embellie de jardins et de nouvelles percées, des cathédrales ont été érigées ou agrandies, alors que les rues et les places publiques étaient pavées. Le quartier Saint-Nicolas faisait appel aux architectes italiens pour édifier parcs et palais dans un style libanais à la manière toscane. Dans les années 1860, John Lewis Farley disait de ces constructions, qu’elles étaient de grande qualité et que «le bon goût de Paris et celui de Londres ont fait leur apparition dans l’ameublement». Et il ajoutait, concernant certaines demeures, dont celles des Sursock et Bustros, qu’elles feraient «honneur à un architecte européen».
Il est fort malheureux que le tissu urbain de Beyrouth n’ait pas pu transmettre cette richissime histoire. Partout les monuments du passé se sont effacés. La découverte de la nécropole romaine sur le terrain adjacent au cimetière Saint-Dimitri, là où s’élève actuellement un supermarché, aurait pu faire de ce site un haut lieu de la culture et du tourisme. Elle aurait pu assurer un espace vert et incarner dans la ville la continuité historique qui caractérise la population orthodoxe issue de cette côte phénicienne, hellénisée puis christianisée. Ces lieux de mémoire que l’on tue sont les garants de l’âme et de l’identité de la cité.
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