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Après l’effondrement de l’empire soviétique et la dissolution officielle de l’URSS, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, Alain Minc publiait à Paris un livre prophétique au titre très révélateur, La vengeance des nations. L’auteur y explique que près de 70 ans de dictature communiste n’avaient pas réussi à étouffer, encore moins à effacer, les appartenances nationales et ethniques qui ont rapidement émergé, parfois dans le sang, à l’ombre du nouvel ordre international, ravivant des réflexes identitaires que même Staline n’avait pu annihiler dans la durée.

Le monde assista ainsi rapidement, entre autres, à l’éclatement de la Yougoslavie, à la partition de la Tchécoslovaquie, à des frondes populaires dans certaines anciennes Républiques soviétiques… Une nouvelle dynamique internationale apparaissait de ce fait sur le plan du "jeu des nations", ce qui apportait un démenti à la pensée de Fukuyama sur "la fin de l’Histoire"…   

Dans ce contexte géopolitique mondial en pleine mutation, le Moyen-Orient ne pouvait évidemment pas être en reste. Bien des années plus tard, nombre de pays de la région ont été ébranlés par des soulèvements de grande envergure, qualifiés par abus de langage de "Printemps arabes". Comme ce fut le cas dans les zones d’Europe de l’Est, plusieurs décennies de dictatures militaires et de régimes répressifs dans le monde arabe n’avaient pas réussi, là aussi, à anéantir les appartenances confessionnelles, ethniques, régionales, claniques, ou familiales.

Ces réalités sociétales et communautaires au niveau de la région couvaient sous la cendre à l’état endémique et étaient dans une large mesure méconnues ou, dans le meilleur des cas, négligées et occultées, plus spécifiquement en Occident. Avant que les régimes en place soient déboulonnés, peu de personnes avaient entendu parler des Yézidis en Irak, des Mandéens qui vénèrent Saint Jean-Baptiste, également établis en Irak, des Houthis au Yémen, des Turkmènes et des Baloutches en Iran, pour ne citer que quelques exemples… Sans compter le peuple kurde, à la richesse culturelle indéniable, que les décideurs internationaux ont condamné à rester écartelé entre quatre pays du Moyen-Orient.  

Peu sont ceux qui se doutaient, en outre, que la province syrienne de Soueida est habitée, dans une écrasante majorité, de druzes dont les rapports avec le régime Assad ne sont pas particulièrement cordiaux, comme l’illustre le mouvement de soulèvement qu’ils mènent à nouveau depuis quelques jours, réclamant ouvertement la chute de Bachar el-Assad.  

Chacune de ces communautés a sa propre histoire, sa spécificité, son patrimoine, ses coutumes, sa sensibilité, ses traditions, son inconscient collectif. Ce pluralisme ethnico-socio-communautaire crée des dynamiques sociétales qui peuvent constituer, à n’en point douter, une richesse dans la diversité, si tant est que ces diverses cultures fassent l’effort de se connaître, d’aller à la rencontre des autres pour bâtir un avenir commun…

Une richesse dans la diversité à l’ombre d’une unité, fondée sur le droit à la différence et le respect de l’autre… C’est parce que les dirigeants du monde arabe n’ont pas su, ou n’ont pas voulu, percevoir cette donne au fil des dernières décennies que les sociétés arabes sont aujourd’hui déchirées par des conflits sanglants et ont éclaté sous les coups de courants centrifuges réducteurs. Et l’on en vient parfois à se demander si ceux qui tirent les ficelles dans les coulisses du pouvoir au niveau des puissances occidentales sont tous au fait, réellement, de la complexité et des dynamiques inhérentes aux sociétés de la région.

Mais c’est surtout les Gardiens de la Révolution islamique iranienne, les pasdaran, qui paraissent dédaigner ce pluralisme séculaire. Dotés de ce qui pourrait être comparé à un esprit hitlérien, ils ne perçoivent les pays de la région que sous l’angle d’un vaste échiquier, ou aussi d’un classique jeu de société fondé sur la conquête territoriale – à l’instar du célèbre Risk –, leur seul objectif étant d’aller de l’avant dans leur politique expansionniste transnationale, en affichant comme prétexte l’exportation de la révolution islamique.

Pour assouvir cette soif de pouvoir et cette quête de puissance, le para-État iranien ne répugne pas à bousculer tout et tout le monde sur son chemin, sans songer à tirer les leçons de l’expérience de l’Europe de l’Est. Il peut réprimer sauvagement la fronde populaire dans les villes iraniennes, il peut implanter un peu partout – au Liban et ailleurs – des milices qui lui sont inféodées, mais il ne peut contrôler les esprits et l’inconscient collectif des populations et des individus. Autant de paramètres qui risquent de lui exploser un jour au visage. Car nul ne peut naviguer impunément, et pendant longtemps, à contre-courant de l’Histoire.