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Le Florida, ce sous-marin américain armé de missiles Tomahawk qui vient se joindre à la US Navy patrouillant dans la région, "c’est quatre mille tonnes de communication"! Réflexion d’un commentateur français, pour qui ce même submersible aurait pu remplir les mêmes missions offensives ou défensives à partir des eaux glacées de l’Atlantique Nord ou de celles, plus clémentes, de l’océan Indien. L’armada américaine, qui se renforce de jour en jour et qui a pour vaisseau-amiral le porte-avions Eisenhower, ne se tient pas en ordre de bataille dans l’unique but de défendre l’État d’Israël; ce ralliement imposant s’est décidé dans l’urgence pour pallier l’effondrement lamentable de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient.

Cette déconfiture publique à attribuer à Biden, à Blinken, au département d’État ou à la politique insensée de Netanyahou nous rappelle, à nous Libanais, l’épisode du New Jersey en 1984. À cette époque, l’administration Reagan, qui avait tant fait pour rétablir les institutions civiles et militaires au Liban comme pour faire avancer les pourparlers de paix entre notre pays et son voisin du Sud, avait fini par admettre l’échec de sa politique; elle se retira penaude de la scène, laissant notre conflit interne se poursuivre d’épisode en épisode et de massacre en massacre.

La présente administration américaine a dû faire le même constat d’échec avec la déflagration du 7 octobre dernier et le retournement de situation qu’elle opéra! À cette différence près que cette fois-ci, les États-Unis vont devoir se réinvestir dans la région, quitte à intervenir militairement aux côtés d’Israël, si ce n’est déjà fait.

Physionomie de la déconfiture.

Et les accords d’Abraham?

Dans la tourmente et la dévastation, qui veut toujours croire à la pérennité des accords d’Abraham, et quel pays arabe oserait s’en prévaloir? Or, ces accords qui remontent à 2020 furent signés à la Maison-Blanche entre Israël d’une part et les Émirats arabes unis et Bahreïn de l’autre, avec le président américain pour témoin. Ils furent suivis d’autres conventions signées par le Soudan et le Maroc. Pour les États-Unis, ce fut un triomphe qui témoignait de la "césure" entre des pays arabes sunnites et l’Iran chiite, et qui soulignait la capacité d’Israël à enterrer la solution des deux États. Et dans la foulée, l’Arabie saoudite était entrée dans la ronde.

La résolution du conflit israélo-arabe était, d’après certains observateurs, à portée de main. Et de fait, il y a un mois, l’administration américaine pouvait se croire à la veille d’un succès encore plus éclatant et qui se serait traduit par un réalignement des pays arabes (a formal regional realignment) sous sa férule, l’Arabie saoudite étant partie pour reconnaître l’État hébreu, quitte à renoncer à quelques préconditions relatives à l’amélioration du sort des Palestiniens. Aux yeux des décideurs de Washington, leur politique allait enfin atteindre "le point culminant du post-Iraq war strategy, cette stratégie démarrée sous Barack Obama, poursuivie par Donald Trump et qui aurait rallié, dans un même camp, les États-Unis, leurs alliés arabes et Israël dans un face à face avec l’Iran et ses clients"1. Évidemment, les stratèges, tout à leur mission salvatrice, ne voulaient pas croire que la normalisation était impopulaire auprès des populations des pays arabes concernés.

Et puis tous les projets fumeux étaient tombés à l’eau, le Hamas ayant manifesté violemment son désaccord un certain 7 octobre! Fussent-ils polémologues ou médiateurs, les spécialistes de la question, pris au dépourvu, vont devoir se lamenter sur cette dernière occasion ratée.

La signature des Accords d’Abraham à la Maison-Blanche.

Où en est la "Rule-based international order"?

La politique américaine ne peut plus se targuer de promouvoir le Rule-based international order, cet ordre fondé sur des règles supposément établies par les régimes libéraux, cet ordre qui distingue les démocraties occidentales des régimes autoritaires comme ceux de la Chine et de l’Iran. Les Américains ne peuvent plus s’en réclamer depuis la réaction israélienne disproportionnée au raid du Hamas. Car, comment condamner les bombardements aveugles (indiscriminate shelling) que les Russes s’autorisent en Ukraine et fermer les yeux sur les mêmes bombardements à Gaza? Même que le roi Abdallah de Jordanie, l’allié indéfectible, s’est emporté contre une situation insoutenable, en rappelant que n’importe quel pays hormis Israël aurait été mis au ban des nations pour s’être attaqué aux infrastructures civiles et pour avoir imposé un blocus alimentaire, etc. Et dans son emportement, il ne manqua pas de conclure que le "droit international perdrait toute sa valeur s’il était appliqué de manière sélective"2.

C’est que les choses sont devenues intenables pour les gouvernants arabes qui ont longtemps avalisé, même si à contrecœur, la politique pro-israélienne de Washington. C’est que les leaders des pays de la région MENA ont des opinions publiques à prendre en considération. C’est que leur légitimité en dépend et qu’ils courent de gros risques en ce moment.

Aussi l’armada américaine n’a-t-elle pas procédé à une démonstration de force uniquement dans l’idée de défendre Israël contre ses présumés adversaires, comme le prétendent les porte-paroles officiels de la Maison-Blanche. En juillet 1958, à la suite d’un coup d’État en Iraq, les marines de la VIe flotte débarquaient sur nos plages et les troupes britanniques aéroportées étaient dépêchées en Jordanie pour soutenir les pouvoirs en place. De même aujourd’hui, les bâtiments surarmés des escadres américaines ont été mobilisés pour venir à la rescousse des régimes arabes qui furent tentés par la normalisation et dont les assises peuvent se révéler chancelantes.

Envisageons dans les faits un soulèvement en Cisjordanie, une intifada qui serait réprimée dans le sang. Un cas de figure où l’on imaginerait aisément le sort des potentats arabes.

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1- Spencer Ackerman, "The weekend Biden’s Middle East Policy Collapsed", The Nation, 7 novembre 2023.
2- Michael T. Klare, "Biden’s ‘Rule-Based International Order’ Is Broken", The Nation, 7 novembre 2023.