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Les dirigeants libanais ont trouvé, une fois de plus, le moyen de créer une polémique autour d’une affaire étroitement liée à un contexte politique et sécuritaire extraordinaire, celle de la prorogation (ou non) du mandat du commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, qui devrait partir à la retraite le 10 janvier prochain.

En temps ordinaire, la question n’aurait même pas été évoquée. Le gouvernement, sur proposition du président de la République, aura nommé un remplaçant. Or, justement, nous sommes loin, très loin, des temps ordinaires: pas de président, pas de gouvernement doté des pleins pouvoirs, pas de chef d’état-major, un Parlement qui n’élit pas de président, une crise économique sans précédent et une guerre qui frappe à nos portes.

Alors que le chef du Courant patriotique libre (CPL), Gebran Bassil, s’oppose fermement au maintien du général Aoun à son poste, le président de la Chambre, Nabih Berry, a décidé de jeter la balle dans le camp du gouvernement. Le Cabinet devrait, en l’espace de deux semaines, essayer de régler ce dossier. En cas d’échec, M. Berry s’est dit prêt à convoquer, en décembre, une séance parlementaire dont l’ordre du jour comprendrait, "en tête", la proposition de loi du bloc parlementaire des Forces libanaises (FL) sur la prolongation, pour une année supplémentaire, du mandat de Joseph Aoun.

La solution d’un vote au Parlement d’une loi portant sur la prorogation du mandat du commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, semble la plus plausible, dans le contexte politique anormal que connaît le Liban.

Mardi, le Premier ministre sortant, Najib Mikati, a annoncé que la direction générale du Conseil des ministres a entrepris une étude légale et constitutionnelle sur les possibles solutions permettant d’éviter une vacance à la tête de l’armée. De quoi s’agit-il? Selon une source proche du dossier, le gouvernement prévoit d’émettre une recommandation au Parlement, pour lui demander d’adopter une loi prorogeant le mandat des généraux de division à la tête de services de sécurité. Le cabinet a opté pour cette démarche afin de "se décharger de cette responsabilité", comme indiqué par la source précitée, mais aussi de faciliter le processus de prolongation en toute "sûreté", d’un point de vue juridique.

Il s’agit également d’une manière de "riposter" à une exigence de M. Bassil qui insiste sur la nécessité que les signatures des 24 ministres qui forment le gouvernement soient apposées à tout décret de nomination d’officiers. " Cette nécessité que revendique le chef du CPL n’est prévue par aucun texte de loi; elle s’appuie sur un précédent qui n’en est pas vraiment un: En 2015, la procédure de promotion des officiers a été retardée parce qu’elle supposait, d’après une décision prise par le Premier ministre à l’époque, Tammam Salam, la signature des 24 ministres.  M. Salam s’était par la suite rétracté parce que rien dans la loi n’impose cette condition au gouvernement d’expédition des affaires courantes. Le gouvernement de l’époque a suivi alors la procédure normale pour ses décisions.

Des solutions/problèmes

Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de commencer par passer en revue les issues possibles:

D’après l’ancien ministre Ziad Baroud, interrogé par Ici Beyrouth, il existe trois façons d’envisager la situation. En temps normal, le Conseil des ministres nomme un nouveau commandant en chef de l’armée, avant que l’actuel ne parte à la retraite. Or, "le problème à ce niveau porte aussi bien sur des questions politiques que sur des questions de fond, puisqu’il est de coutume (donc non réglementé par les lois, ndlr) que le chef de la troupe soit largement “accepté” par le président de la République", explique M. Baroud. Le Liban connaissant une vacance présidentielle depuis le 31 octobre 2022, date à laquelle le mandat de l’ancien chef de l’État, Michel Aoun, a pris fin, "je vois mal comment le gouvernement pourrait nommer un chef de l’armée sans qu’il y ait un président, même si sur le plan technique, et quand bien même démissionnaire, il pourrait le faire", poursuit-il.

Néanmoins, et d’après l’avocat Rizk Zgheib, le gouvernement démissionnaire ne peut pas procéder à cette nomination "tant qu’il y a un mécanisme de suppléance au sein de l’institution".

Ce mécanisme est prévu par la loi sur la défense nationale (décret-loi de 1983). En l’absence du commandant en chef de l’armée, c’est le chef d’état-major qui prend la relève. Or, il existe aujourd’hui une vacance au poste de chef d’état-major, les nominations n’ayant pas eu lieu. Le Conseil des ministres peut-il dans ce cas procéder à la nomination d’un chef d’état-major? "Techniquement, oui, surtout qu’il s’agit d’une question à caractère urgent", indique M. Baroud.

À cela, M. Zgheib n’adhère pas, puisqu’il considère qu’en cas de vacance du poste de chef d’état-major, "même en l’absence de texte clair sur le mécanisme de suppléance, la continuité des services publics impose des normes: celles selon lesquelles celui dont la hiérarchie administrative et la nature des fonctions prédisposent à ce poste devrait assurer la suppléance".

En réponse à ces propos, M. Baroud rappelle que "l’option de l’officier le plus haut gradé, Pierre Saab, est proposée (par le CPL, puisqu’il en est proche), mais la loi sur la défense nationale est muette à ce sujet, puisqu’elle stipule sur la suppléance assurée par le chef d’état-major".

Une troisième "solution" serait le recul de l’âge de la retraite, lequel nécessite un amendement de la loi sur la défense nationale qui fixe cet âge à 60 ans pour le commandant en chef de l’armée. "Le Conseil ne peut pas bafouer un texte de loi en décidant de reculer l’âge de la retraite", précise M. Zgheib.

Quatrième cas de figure: le report de la démobilisation, que devrait proposer, selon la loi sur la défense nationale, le ministre de la Défense. Cela s’est précédemment produit avec le général Jean Kahwaji. Or, lorsque le mandat de M. Kahwaji avait été prorogé, un recours a été présenté devant le Conseil d’État par un officier (le plus haut gradé) qui s’était considéré lésé. Le Conseil d’État avait alors émis un rapport selon lequel la décision de proroger le mandat du général Kahwaji était contraire aux textes de loi, puisque "l’article 55 de la loi ne concerne pas le commandant en chef de l’armée, mais les officiers subalternes", comme le souligne l’avocat Said Malek, interrogé par Ici Beyrouth.

Face au refus du ministre sortant de la Défense, Maurice Slim, de procéder au report de démobilisation, le Conseil des ministres chercherait à se prévaloir, selon M. Baroud, d’un adage selon lequel "qui peut le plus, peut le moins". Il s’agirait, toujours d’après l’ancien ministre, d’une démarche discutable, mais qui pourrait constituer un dépassement des pouvoirs d’un ministre en fonction et qui pourrait faire l’objet d’un recours devant le Conseil d’État, s’agissant d’un acte administratif.

Quelle serait donc la voie possible pour y procéder? MM. Baroud, Zgheib et Malek s’accordent à considérer qu’une loi adoptée par le Parlement et reculant l’âge du départ à la retraite pour l’ensemble des officiers généraux est l’option la plus sûre, puisqu’elle sera perçue comme "générale, abstraite, impersonnelle et consolidée constitutionnellement", selon l’affirmation de M. Zgheib.

La prorogation du mandat du général Aoun constituant une question d’opportunité politique, pour laquelle les lois sont utilisées, il n’en demeure pas moins que l’armée ne peut fonctionner sans commandant en chef, surtout si l’on tient compte de l’instabilité sécuritaire que connaît le Liban.

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