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Beyrouth le 4 août 2020 et Gaza en cet an de grâce 2023, quel dénominateur commun? Dans un cas comme dans l’autre, ce sont les civils qui trinquent et les va-t-en-guerre qui se couvrent de gloire.

Certes, face à Israël, et depuis que les forces arabes ont renoncé à affronter l’ennemi sur le terrain classique comme le feraient des armées professionnelles, ce sont les "freedom fighters" qui ont repris le flambeau de la "résistance". Ce sont exclusivement eux qui mènent une guerre asymétrique contre leurs adversaires. On ne peut demander aux guérilleros de mettre bas les armes ni de capituler devant le fait accompli. Pas plus qu’avant 1982, on n’a pu faire entendre raison aux fédayins qui faisaient des incursions en Israël pour ensuite se réfugier au Liban, cette base arrière de toutes les causes arabes.

HILAL HABLI / AFP

Les civils, ce produit dispensable

Aussitôt que les bombardements israéliens s’étaient mis à niveler systématiquement le relief urbain de Gaza, la chaîne française LCI déroula devant nos yeux un documentaire1 sur les tunnels et abris du Hamas. On en retient que le journaliste, qui avait été admis dans les dédales et autres souterrains, n’avait pas manqué de s’enquérir de certains points auprès du responsable qui lui servait de guide:

— Vous êtes bien installés et vous avez tout prévu, mais dites-moi, c’est à l’usage de qui exactement ces abris souterrains?

— À l’usage des combattants, lui rétorqua son interlocuteur, très au fait de la situation.

— Et la population civile alors, qu’est-ce qui est prévu pour sa protection?

— Ah, la population civile ne relève pas de notre responsabilité en tant que Hamas. Ils ont un statut de réfugiés et c’est aux Nations unies et aux ONG d’en assumer la charge.

Bel exemple d’altruisme et de solidarité humaine, alors qu’il s’agissait du sort de leurs propres familles. Pourquoi les stratèges du Hamas n’ont-ils pas songé à assurer la sécurité de leurs compatriotes dans des abris similaires à ceux qu’ils avaient destinés à leurs propres combattants? C’est à croire que ces néofédayins ne demandaient pas mieux que de sacrifier les Gazaouis dans l’idée de ternir l’image d’Israël dans l’opinion mondiale, l’État hébreu étant désormais convaincu de crimes de guerre.

Mais, pour tout vous dire, ce n’est pas étonnant! Les leaders arabes sans exception ont toujours eu la même attitude vis-à-vis de leurs sujets, les rayas comme on les désignait dans le temps: ceux-ci sont "dispensables". Depuis des siècles, cette mentalité mamelouke est celle d’une caste militaire qui "vit sur l’habitant" et le traite comme du cheptel. Ces asker2, qui composent l’élite aux commandes, peuvent tout aussi bien, en accordant aux civils une autre qualification ou statut juridique, à savoir celui de réfugiés, s’en servir comme boucliers humains.

Négligence criminelle et crimes de guerre 

Quand on stocke dans les entrepôts du port de Beyrouth des matières explosives qui, au bout du compte, déciment la population civile de certains quartiers, on exprime ce même mépris de la multitude. Comme l’on commet une négligence criminelle équipollente au crime de guerre, au cas où certaines conditions seraient remplies. Rappelons que la région, et principalement la Syrie, était en ébullition et que le nitrate d’ammonium était destiné à servir au conflit qui y faisait rage. Les personnes impliquées dans l’opération pouvaient croire qu’en l’entreposant en zone urbaine, ce nitrate ne serait pas la cible d’une attaque. On n’est pas loin de la qualification juridique de crimes de guerre d’après le Statut de Rome (1998) qui a institué la Cour pénale internationale.

Mais, revenons à Gaza où les civils comme à Beyrouth, mais bien plus encore, sont pris en tenaille entre l’implacable machine de guerre israélienne et la volonté palestinienne d’en découdre avec l’occupation ennemie. Comment se retrouver dans cette mêlée? Dans son impéritie, le Hamas s’est servi des "personnes protégées" et principalement de non-combattants comme de boucliers humains! Dans ces conditions, comment voulez-vous que la cause palestinienne avance ses arguments dans les prétoires internationaux quand on sait pertinemment que le recours auxdits boucliers humains est strictement prohibé par le droit humanitaire? L’article 28 de la quatrième Convention de Genève (12 août 1949) dispose "qu’aucune personne protégée ne pourra être utilisée pour mettre, par sa présence, certains points ou certaines régions à l’abri des opérations militaires".

La preuve par les otages

Les arguties juridiques ont-elles jamais porté quand on connaît la situation inhumaine qui prévaut en territoires occupés depuis la guerre des Six-Jours? On pourra également rétorquer: faut-il pour autant renoncer à la lutte armée pour reconquérir les droits arrachés de force? Comme on peut toujours objecter que les otages israéliens, dont des femmes et des enfants, retenus qu’ils sont dans les geôles du Hamas, vont servir de monnaie d’échange dans les négociations pour la libération des prisonniers palestiniens. Et c’est d’autant plus urgent, pour l’État hébreu, que lesdits otages sont exposés au feu de l’armée israélienne en violation de l’article 5.2.c du Protocole II de Genève (1977). Il convient de rappeler que ce dernier dispose que ces captifs doivent être "évacués lorsque les lieux où ils sont internés deviennent particulièrement exposés aux dangers du conflit armé".

En effet, transgresser le droit humanitaire peut se révéler payant. Mais quand nous sera-t-il jamais donné de mettre le droit de notre côté?

Or, du fait de sa configuration géographique et humaine, Gaza ne pourrait être le domaine des distinctions nettement tranchées. Déjà, lors de la conflagration de 2014, un article du Guardian britannique rapportait que cette ville (et son agglomération) "ne pouvai(en)t offrir aux belligérants un champ de bataille classique. La frontière entre civils et militaires est des plus floues aussi bien physiquement que psychologiquement. Les membres du Hamas et les autres militants se fondent dans la population. Contrairement aux soldats israéliens, les combattants n’y sont pas cantonnés dans des baraquements militaires; ils rentrent dormir chez eux le soir auprès de leur famille". Mais, de là à établir des centres de commandement et des dépôts de munition à proximité des hôpitaux, des écoles, des mosquées ou des logements particuliers, ou dans leurs sous-sols, c’était irrémédiablement condamner les membres de ces mêmes familles à la fureur exacerbée de l’armée israélienne.

En bref, à admettre qu’Israël ait commis des crimes de guerre, comme n’arrêtent pas de le souligner les ONG internationales, peut-on pour autant disculper le Hamas? Cette organisation a commis l’imprescriptible à l’égard de son propre peuple.

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1- Documentaire en russe tourné bien entendu avant la date du 7 octobre.

2- Terme qui, sous l’Empire ottoman, désignait la "catégorie des soldats proprement dits et plus généralement tous les serviteurs de l’État exempts d’impôts en contrepartie de leur service". À distinguer des rayas (re’aya), les producteurs qui soutenaient l’État par un prélèvement fiscal. Cf. Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire Ottoman, Fayard, 1989, p. 162.