Qu’est-ce qui a motivé le chef du courant du Futur Saad Hariri à se retirer de la course électorale ? Quels sont les enjeux de sa décision ? Décryptage. 

Le chef du courant du Futur, l’ancien Premier ministre Saad Hariri, cherche indiscutablement à créer un choc positif sur la scène libanaise, arabe et international en  se retirant de la prochaine course électorale en mai prochain.

Au-delà de son propre avenir politique, la commotion opérée par Saad Hariri pose en effet la question de toute la présence politique et de l’ensemble de la représentation sunnite au Liban, suscitant également des craintes et des appréhensions pour la formule libanaise elle-même, dans la mesure où le repli sunnite actuel n’est pas sans créer une rupture profonde dans l’équilibre politico-communautaire du pays.

D’aucuns n’hésitent pas à voir dans cette marginalisation des élites sunnites une victoire structurelle du projet de l’alliance des minorités face à l’idée libanaise territorialisée en 1943 par le pacte national sunnite-maronite entre Béchara el-Khoury et Riad el-Solh.

À l’origine – avec la composante druze – d’une spécificité libanaise, les élites maronites n’ont pu pleinement porter le projet libanais qu’avec le partenariat des élites sunnites, à travers la double négation de 1943, “ni Orient, ni Occident”, et le statut de neutralité du pays en cas de conflit entre ces deux mondes – qui n’est autre que la neutralité positive réclamée par le patriarche Béchara Raï.

Ce partenariat sunnito-maronite s’est progressivement et patiemment reformé après la guerre, à la faveur des événements. Dans un milieu maronite écrasé par l’occupation syrienne, le patriarche maronite Nasrallah Sfeir s’est improvisé en nouveau Béchara el-Khoury dans son rôle historique de pôle de l’indépendance. Après le mufti de la République Hassan Khaled, assassiné en 1989 par Damas, Rafic Hariri, architecte en chef de l’accord de Taëf avec une équipe de personnalités politiques et académiques et le concours de forces politiques locales, régionales et internationale, s’est transformé en Riad el-Solh au fur et à mesure que le régime alaouite cherchait à lui briser les ailes. Les deux hommes – épaulés par la composante druze représentée par Walid Joumblatt – ont ainsi revitalisé le partenariat de 1943.

L’objectif commun de Nasrallah Sfeir et Rafic Hariri, au-delà de leurs divergences et de leurs méthodes différentes, était de consolider l’identité du Grand Liban et son rôle de pays-message, afin que le pays du Cèdre continue d’être un centre arabe au niveau du développement, notamment du secteur des universités, des hôpitaux et des banques. Aux antipodes du projet de l’alliance des minorités, sous la houlette de l’axe Damas-Téhéran, qui visait à éclater le Liban en espace de minorités fragmentées sous la domination du régime Assad.

Les deux hommes ont fait le tour du monde, portant le message du Liban comme pays pour le dialogue des civilisations et des religions et du vivre-ensemble, donnant corps au discours du pape Jean-Paul II lors de sa visite au Liban en 1997, en coordination étroite avec les composantes essentielles du pays, comme le prouve le Synode pour le Liban, suivi de l’Exhortation apostolique. `

Ils se se sont tous les deux retrouvés ciblés par des campagnes féroces de la part de forces politiques, notamment chrétiennes, ce qui avait fait dire à Raymond Eddé à l’époque: “Fichez la paix au patriarche Sfeir et à Hariri, l’un veut libérer les hommes et l’autre les pierres.”

L’alliance des minorités à l’oeuvre 

L’alliance des minorités aura toutefois raison du tandem. De Rafic Hariri d’abord, assassiné le 14 février 2005 alors qu’il s’apprêtait à remporter une victoire essentielle lors des élections législatives à venir à la tête d’une opposition nationale plurielle – même si, retour de bâton, sa mort violente sera le catalyseur du retrait des forces syriennes du Liban la même année. De Nasrallah Sfeir, qui cédera son sceptre en 2011 notamment sous la pression des chantres des alliés de l’axe Damas-Téhéran.

Empêchant toute dynamique inclusive de la communauté chiite dans l’espace libanais, la logique du projet de l’alliance des minorités depuis le 14 février 2006 a été d’usurper et de remplacer le partenariat islamo-chrétien fondateur de l’État libanais indépendant par une dynamique alternative et subversive fondée non plus sur une logique territoriale, mais spatiale, dont le centre de gravité se trouve hors du Liban et du monde arabe, et ce à travers l’alliance de Mar Mikhaël entre le Hezbollah et Michel Aoun.

Aujourd’hui, le Hezbollah pressent une déroute de son allié aouniste aux prochaines législatives prévues en mai et s’inquiète de perdre avec lui sa couverture chrétienne, qu’il souhaite compenser par une percée dans les milieux sunnites, en plaçant ses hommes-liges au sein de cette communauté au Parlement, profitant ainsi de l’absence des leaders sunnites historiques. Cette équation n’est pas sans soulever la question du sort de la base sunnite. Sera-t-elle récupérée par des mouvements radicaux ou locaux ? Lors des élections de 1992, qui avaient consacré le sentiment de désenchantement chrétien, le pourcentage de votants était de 17 % en raison de la décision de Bkerké et des principaux partis chrétiens de boycotter l’échéance, pour ne pas légitimer l’occupation syrienne. Mais les chrétiens en avaient payé le prix durant la décennie suivante en présence politique, consolidant quand même l’occupation et lui donnant la possibilité d’imposer ses propres pions sur la scène politique chrétienne.

Les motifs de Hariri

Pourquoi Saad Hariri a-t-il opté en faveur du retrait des élections ? Plusieurs facteurs l’auraient poussé à prendre cette décision, à commencer par un manque de clarté dans la vision de l’étape à venir. Le chef du courant du Futur affirme ne plus avoir d’amis ou d’alliés, précisant que ses alliés du 14 Mars l’ont laissé tomber. Le président Michel Aoun, qu’il a porté à Baabda, fait continuellement assumer à la gestion haririenne la responsabilité de la crise depuis trente ans. Son gendre, Gebran Bassil, partenaire essentiel au compromis présidentiel, multiplie les attaques blessantes contre lui. Pourtant, Saad Hariri estime avoir payé cher le prix de l’arrivée de Michel Aoun à Baabda du point de vue de ses relations régionales et locales, mettant en jeu non seulement son avenir politique et professionnel, mais aussi sa fortune personnelle, sans contrepartie.

La logique de M. Hariri serait la suivante: victorieux aux législatives en 2005 et 2009, le 14 Mars n’a pas réussi à gouverner, dans la mesure où les armes ont prévalu sur la majorité. L’ancien Premier ministre a quand même poursuivi sa politique de modération fondée sur l’impératif de l’unité nationale avant tout. Il a été conciliant en tant que chef du gouvernement, mais n’a pas reçu de répondant de la part de ses adversaires. Partant, les nouvelles élections constituent une perte de temps sous le joug des armes tant qu’une partie des Libanais préside aux destinées du pays pour le compte d’un projet expansionniste militaire régional, avec l’appui chrétien du CPL et légal du mandat.

Saad Hariri ne souhaiterait pas accorder de couverture légale aux armes du Hezbollah. Il pense que les urnes pourraient déboucher sur une légitimation de ses armes à l’issue du scrutin, voire sur leur légalisation à travers une stratégie défensive, comme en Irak, où l’Iran empêche la formation d’un gouvernement de majorité et torpille les résultats des élections en réclamant un cabinet d’union nationale. Le secrétaire général adjoint du Hezbollah, le cheikh Naïm Kassem, avait été dans ce sens en décembre 2021, en affirmant que les notions de majorité et de minorité n’avaient aucun sens au Liban et que le pays ne pouvait être gouverné que par la formule d’un cabinet d’union nationale. D’ailleurs, le récent projet de budget est assez représentatif de la  logique de phagocytose que le Hezbollah souhaite suivre sur le plan institutionnel et constitutionnel.

Dans l’esprit du projet de l’alliance des minorités et de l’éclatement de l’unité du pays en agrégats et provinces qu’elle seule serait capable de rassembler selon ses propres intérêts et sous sa domination, l’occupation iranienne du pays via le Hezbollah sème le chaos au sein de toutes les composantes communautaires du pays, y compris au sein de la communauté chiite elle-même. Mais les milieux favorables au Hezbollah pensent que ce parti reste un “abri” pour elle, tout abandon de ce fortin pouvant fragiliser davantage la communauté. Pris dans le maelström régional, les chiites ont en effet peur du prix qu’ils pourraient payer en temps de paix.

Les sunnites, eux, sont embourbés dans une crise nationale qui dépasse le simple contexte politique: certains ont choisi la reddition inconditionnelle et le suivisme à l’égard du Hezbollah, d’autres se mettent au ban de la vie politique pour éviter de légitimer le parti chiite, et rares sont ceux qui ont décidé de faire face à l’occupation.

Quant aux chrétiens et aux druzes, ils sont désormais réduits à agir en minorités, naviguant à vue au gré des développements régionaux et internationaux.

Face à ce sinistre tableau, des milieux souverainistes rappellent qu’il n’y a pas de solutions partielles, ethnocentriques et communautaires à la question libanaise et que les problèmes politiques de chacun concernent tout le monde, sans aucune exclusivité. Il n’y a donc que des solutions nationales, qui passent par l’application des résolutions internationales, de l’accord de Taëf et du retour à un statut de neutralité dans l’esprit du pacte de 1943 et de la déclaration de Baabda. D’où l’impératif de recréer un front transversal pour faire face à l’occupation iranienne et d’empêcher une mutilation irréversible du visage et du système politique du pays par le projet de l’alliance des minorités et ses parangons, le Hezbollah et Michel Aoun.