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Une simple observation de la mappemonde nous renvoie aux réalités d’un monde chaotique, informe et dépourvu de configuration. Kant, dans son "projet de paix perpétuelle", avait très bien saisi la trame de l’ordre international qui se fait et se défait au gré des rapports de force, où les contrats, contrairement aux principes de l’État de droit, sont soumis aux hasards des conflits et des réalités politiques mutantes. On peut qualifier l’union des États pour le maintien de la paix de "congrès permanent des États", une sorte "d’union arbitraire en tout temps révocable, [contrairement] à l’union fondée sur la Constitution indissoluble d’un État". L’effondrement du régime de bipolarité qui a prévalu durant la guerre froide a été relayé par un ordre international disparate, où les consensus normatifs de l’après-guerre mondiale ont été rompus au profit des rapports de force. Le spectacle du monde est d’autant plus inquiétant qu’il nous renvoie aux béances normatives et institutionnelles, et aux conflits d’un monde sans repères.

Les conflits répertoriés tout au long des trois décennies qui ont suivi l’effondrement du système communiste, aux conflits sauvages qui lui ont succédé, tant au niveau des États unitaires ou fédéraux, que celui de l’ordre géopolitique et des axes normatifs qui leur servaient de principe de légitimation. Nous sommes devant des conflits qui évoluent en dehors de tout encadrement juridique ou institutionnel, et qui débouchent, invariablement, sur des affrontements meurtriers et des dérives totalitaires qu’on croyait révolus. Les conflits israélo-palestinien, ceux du triangle proche-oriental (Liban, Syrie, Iraq) et d’Arménie orientale sont suffisamment instructifs à cet égard.

Le conflit israélo-palestinien, cent ans après ses élaborations progressives, nous laisse perplexes quant aux possibilités d’un règlement négocié à la suite d’échecs cumulés et des cycles de violence indéfinis, qui évoluent au gré des rapports de force mutants et des greffes conflictuelles qui n’ont aucun rapport direct avec ses enjeux propres. En réponse aux échecs consécutifs des accords de Camp David, de Madrid et d’Oslo et leurs dérivés, ce conflit bute, comme à l’heure zéro, aux questions du principe des deux États – reconnaissance du droit à l’existence de l’État d’Israël et reconnaissance d’un État palestinien – et aux enjeux stratégiques et sécuritaires qui leur sont rattachés. On a le sentiment avec chaque cycle de violence que le travail de médiation est à recommencer à zéro. L’instrumentalisation de ce conflit pour des considérations aussi bien idéologiques que stratégiques surfe, non seulement, au-delà des questions pertinentes, mais fait désormais partie des obstacles majeurs à la mise en œuvre d’une stratégie irénique opérante.

Le Liban avec ses choix démocratiques et libéraux et son statut d’État de droit aurait pu, hypothétiquement, faire exception aux engrenages conflictuels typiques à cette région du monde. Il a fini par succomber aux politiques de subversion (panarabe, marxiste et islamiste) qui ont servi de principes de délégitimation, de leviers de déstabilisation, et de plateformes en vue d’asseoir des extraterritorialités juridiques et politiques qui en ont entamé la légitimité. Le Liban est désormais réduit au statut d’un État-fiction instrumenté par les politiques de puissance. Cinq ans après le déclenchement de la crise multidimensionnelle et ses effets dévastateurs, les oligarchies au pouvoir, doublées de leurs tuteurs régionaux (le dernier en date l’iranien), ne se sont pas donné la peine de mettre au point l’esquisse d’une solution, alors que le Hezbollah s’est employé à phagocyter les faux-semblants institutionnels et s’en servir comme couverture à une politique de mainmise qui avance sans vergogne.

Le cas de la Syrie est celui d’un État sectaire et mafieux qui s’est imposé comme intermédiaire obligé au niveau du Proche-Orient pendant de longues décennies, jusqu’au moment où la dynamique réformiste et libertaire impulsée par le "printemps arabe" s’est éclipsée au bénéfice d’une guerre civile sanglante (12 millions de déplacés, 386.000 morts…) et aux surdéterminations conflictuelles multiples. La Syrie n’est désormais que le point fictif où convergent des politiques de puissance qui s’en servent en vue d’asseoir des relais stratégiques, sanctuariser des zones d’influence, alors que le pays vit dans un état de latence où rien ne se fait au lieu d’entamer la reconstruction. L’absence d’un projet de réconciliation, de réformes politiques et institutionnelles et de scénarios de reconstruction socio-économique finira par étendre les friches de plus en plus amples d’un pays entièrement dévasté, dans une région où les extrémismes et le crime organisé définissent les règles de la vie politique.

L’Iraq, à son tour, reproduit les mêmes schémas de chaos institutionnalisé qui ont réduit à néant le travail laborieux d’ingénierie constitutionnelle coordonné par les experts américains. L’urgence d’asseoir le fédéralisme sur des bases consensuelles qui mettent fin aux régimes de prédation et aux politiques de domination et de contre-domination qui résument la trame de la vie politique dans cette société, où les clivages ethnoreligieux et tribaux rendent malaisée, voire impossible, toute entreprise d’édification étatique et de recherche du bien commun comme principes régulateurs de la vie publique. Tout en n’oubliant pas que la question géopolitique demeure intacte au croisement des contentieux interethniques et du quadrangle stratégique (syrien, jordanien, libanais et turc).

J’ajoute aux cas choisis, celui de l’annihilation de la petite République arménienne de l’Artsakh dans le sud du Caucase par l’Azerbaijan. Cette entreprise de subversion géopolitique ne fait qu’attester la volatilité du contexte géopolitique et la gravité des enjeux civilisationnels comme facteurs géopolitiques déterminants. Cette opération a été menée conjointement par les azéris et l’allié turc qui entendent poursuivre l’œuvre génocidaire ottomane et turque des siècles antérieurs, en éradiquant la république d’Arménie orientale lâchée par le régime de Poutine pour des raisons d’accommodement géopolitique avec les némésis de la veille. Les dernières déclarations du président Azéri sont très explicites: la destruction de la république d’Arménie. Ce conflit redonne à la question des limes stratégiques de l’Europe toute son actualité.

J’ai recueilli ces cas, non seulement, pour leur valeur heuristique et symptomatique mais également pour mettre en relief la nature des mutations géopolitiques qui opèrent dans le cadre de la nouvelle donne stratégique, celles de la fin de l’ère de l’après-guerre froide, et celles d’un monde éclaté, aux clivages et enchevêtrements conflictuels, aux béances stratégiques de plus en plus étendues, et à l’affaiblissement des cadres normatifs et institutionnels. La prégnance de ces questions et leur incidence sur les enjeux politiques en cours sont préjudicielles à toutes démarches diplomatiques.