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De l’aide financière allouée par l’Union européenne (UE) au Liban, l’on ne connaît que le montant. Les questions qui se posent toutefois sont celles de savoir, d’une part, si la somme d’un milliard d’euros (octroyée jusqu’en 2027) est suffisante pour "contrer" la crise syrienne et, d’autre part, ce qui adviendra des plans proposés par l’État libanais pour le rapatriement des Syriens du Liban.

L’annonce, jeudi, de l’octroi de la somme d’un milliard d’euros pour soutenir "la stabilité socio-économique" du Liban, a suscité maintes interrogations et surtout une grande polémique. Il faut dire que les propos tenus par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à partir du Grand Sérail où elle s’est réunie jeudi avec le Premier ministre sortant, Najib Mikati, dans le cadre d’une réunion tripartite englobant aussi le président chypriote, Nikos Christodoulides, ne sont pas anodins. Ils s’inscrivent dans un contexte où l’Europe craint le phénomène d’immigration clandestine vers le continent depuis, notamment, les côtes libanaises. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre aussi les accords conclus, en mars dernier, entre l’UE et la Tunisie, l’Égypte et la Mauritanie et qui visent à "contraindre" ces pays à garder, sur leur sol, les déplacés syriens, en contrepartie d’un paquet d’"aide" financière. Un accord similaire avait précédemment été conclu, rappelons-le, en 2016, avec la Turquie.

Aujourd’hui, c’est le Liban qui vient s’ajouter à cette liste de pays. D’ailleurs, Mme von der Leyen n’a pas dissimulé jeudi, vouloir pouvoir compter sur "une bonne coopération" de Beyrouth pour lutter contre l’immigration clandestine vers l’Europe. D’où, selon certains responsables politiques et experts, la somme d’un milliard d’euros débloquée par l’UE et répartie entre 736 millions destinés pour faire face à la crise syrienne et 264 millions qui seront accordés pour aider les forces de sécurité, notamment pour le contrôle des frontières. Tentative de soudoyer le Liban? C’est ce que dénoncent, du moins, ceux qui contestent ce nouveau programme d’aides.

Une somme largement inférieure aux besoins réels

Interrogé par Ici Beyrouth (IB), l’ancien ministre de l’Intérieur, Marwan Charbel, a estimé que cette initiative vise à "faire taire le Liban en y déversant une somme bien inférieure aux besoins réels en la matière". "Non moins de 2 milliards de dollars par an sont nécessaires pour faire face à une telle présence de déplacés", a-t-il précisé. Une crise qui, selon lui, ne sera définitivement résolue que lorsque les sanctions américaines sur la Syrie seront levées.

Des chiffres confirmés par le conseiller économique du Premier ministre sortant, Najib Mikati, Samir Daher. Selon les derniers chiffres d’une récente étude (non encore publiée) de la Banque mondiale, et qui ont été fournis à Ici Beyrouth par M. Daher, le coût annuel de la présence des Syriens au Liban s’élève à un 1,5 milliard de dollars (sachant que la Banque mondiale tient compte d’un million et demi de déplacés).

Or, selon les statistiques de la Sûreté générale, le Liban accueille 2.080 millions déplacés syriens entre ceux qui sont inscrits sur les listes du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et ceux qui ne le sont pas. D’où, si l’on fait le calcul, un besoin annuel d’environ 2 milliards de dollars en la matière. L’aide d’un milliard d’euros allouée sur une période de 4 ans (le paquet financier européen devant s’étendre jusqu’en 2027) consiste en un montant d’environ 250 millions d’euros par an. Ce chiffre est largement inférieur au besoin réel de 2 milliards de dollars annuellement.

Les pays arabes appelés à se mobiliser

"Il n’est pas étonnant qu’une grande partie de la classe politique libanaise ne soit pas satisfaite de cette aide", ironise-t-on de source diplomatique de l’UE. "Les responsables au pouvoir cherchent à toujours demander davantage de fonds pour pouvoir voler comme ils l’ont toujours fait", poursuit-on, dans le cadre d’une interview accordée à IB. "Tous ceux qui critiquent notre initiative mentent sur les faits ou ne veulent pas comprendre les motifs de cette démarche, ajoute-t-on de la même source. Tout ce que l’UE cherche à faire, c’est d’aider le Liban à surmonter les difficultés que présente la crise syrienne. Il est toutefois du devoir des pays arabes, qui normalisent leurs relations avec le régime du président syrien Bachar Assad, de se mobiliser aussi pour soutenir le Liban dans ce sens. Toute la responsabilité n’incombe pas à l’UE. À tous ceux qui posent la question de savoir pourquoi nous n’octroyons pas ces aides aux Syriens dans leur pays, nous répondons que nous le faisons, difficilement, à cause du régime au pouvoir, mais nous aidons incontestablement les déplacés internes en Syrie."

"Il est vrai que les besoins du Liban sont supérieurs à ceux accordés, mais n’oubliez pas que le pays profite économiquement de la présence des déplacés, puisque les contributions (en devises étrangères) que nous déversons aux Syriens sont confinés à l’intérieur du territoire, insiste-t-on dans les mêmes milieux. Cela, sans évoquer la main d’œuvre qu’ils représentent, bon nombre de Libanais ne s’adonnant pas aux travaux auxquels s’adonnent les Syriens."

Concurrence déloyale

À ces propos, M. Daher répond: "Les Syriens font aujourd’hui une concurrence déloyale à la main d’œuvre libanaise. À supposer que l’économie au Liban manque de travailleurs dans certains domaines, elle n’a certainement pas besoin de deux millions d’individus."

"L’aide de l’UE est chose due, martèle-t-il. De manière générale, tout pays hôte qui accueille des réfugiés est considéré comme contribuant valablement à un bien public global." D’après M. Daher, cette contribution "doit être rémunérée, puisqu’il y a un coût qui émane de la présence des réfugiés sur son territoire". "Il ne s’agit, en aucun cas, d’une avance pour prolonger le séjour des déplacés au Liban ou empêcher leur rapatriement, surtout que cette aide ne transite pas par le gouvernement. Elle se fait plutôt par financement direct de l’UE aux bénéficiaires des projets en question."

À la question de savoir si le gouvernement approuvera cette aide au Conseil des ministres, M. Daher se demande: "Pourquoi refuserions-nous cette allocation, s’il ne lui sont pas attachées des conditions se rapportant à la présence des Syriens? Cette assistance nous est due pour défrayer une part des coûts attenants à leur présence sur notre territoire." Et de certifier que le gouvernement poursuivra inéluctablement son plan pour le rapatriement des Syriens.

"La situation n’aurait pas été aussi dramatique si l’État libanais assumait ses responsabilités", rétorque-t-on de source diplomatique UE.

Retour volontaire 

Selon la source susmentionnée, la communauté internationale entreprend des pourparlers pour favoriser un retour volontaire des Syriens dans leur pays. "Ce n’est pas chose facile vu le nombre de réfugiés politiques qui encourraient un grand danger en rentrant chez eux et vu la grande difficulté de coordonner avec le régime Assad." Le nombre de ces réfugiés politiques varie, selon M. Daher, entre 50 et 100.000 personnes. "Et le reste?", s’interroge-t-il. Et de préciser que c’est au HCR de prendre en charge les Syriens qui craignent un retour dans leur pays, en les relogeant dans un pays d’accueil. Ce qui n’est pas le cas du Liban qui est un pays de transit, selon les textes de loi.

Revenant aux chiffres, M. Daher explique que le Liban compte actuellement moins de 4 millions de Libanais, plus de 2 millions de Syriens, près de 270.000 Palestiniens et d’autres ressortissants étrangers. D’où un total approximatif de 6,5 millions de personnes sur un territoire de 10.450 km², avec une densité de quelque 620 personnes par km² contre 4 au Canada, 3,5 en Australie et 35 aux États-Unis. De quoi s’interroger sur le devenir de l’identité libanaise…