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"L’effet papillon"… Il s’agit là d’un phénomène selon lequel un développement qui se produit dans un lieu quelconque peut avoir, par ricochet, des conséquences sérieuses dans une zone lointaine. Les Libanais subissent depuis des décennies cet effet papillon. Et le cas se présente à eux, une fois de plus, avec la mort, dimanche, du président iranien, Ebrahim Raïssi, et de son ministre des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, à la suite de la chute de leur hélicoptère, non loin de la frontière avec l’Azerbaïdjan.

Accident ou assassinat qui sous-tend un vaste complot? Les spéculations allaient bon train, dimanche, jusqu’à une heure avancée de la nuit, au sujet des circonstances du drame. Au-delà de la version officielle, qui avance l’hypothèse d’un accident provoqué par le mauvais temps, il faudra sans doute attendre longtemps avant de tirer au clair les causes véritables de la mort du président iranien et du chef de la diplomatie, parallèlement à d’autres hauts responsables.

Pour les Libanais, la traditionnelle question qui était sur toutes les lèvres dimanche en soirée portait sur les retombées possibles de ce développement sur le pays du Cèdre. Notre sort étant malencontreusement lié, par l’intermédiaire du Hezbollah, à celui de la République islamique iranienne, une perception de l’onde de choc qui pourrait être ressentie au Liban nécessite d’abord de scruter les conséquences possibles en Iran même.

Dans l’immédiat, ce n’est pas au niveau de la présidence de la République, en tant que telle, que les répercussions les plus graves sont à attendre. La phase transitoire se fera sans doute sans encombre et un nouveau président sera élu d’ici à cinquante jours.

La fonction de président n’est pas la plus importante dans la structure politique et la hiérarchie de la République islamique. Ce n’est pas à son niveau que les grandes décisions d’ordre stratégique sont prises. Celles-ci sont du ressort exclusif du Guide suprême (le wali el-faqih). Or le président Raïssi, connu pour son attitude radicale (voire violente) dans l’exercice du pouvoir, était précisément en bonne place pour succéder au Guide actuel, Ali Khamenei, lequel est à un âge très avancé et a, de surcroît, une santé notablement fragile. C’est donc au niveau de la succession de Khamenei que l’impact de la disparition de Raïssi se fera essentiellement ressentir, d’autant que les manœuvres en vue de cette succession avaient déjà été récemment entamées.  

Une autre retombée de taille, et non des moindres, est à scruter sur un autre plan tout aussi stratégique. La disparition du président iranien dans un contexte régional et international en pleine mutation, ainsi que dans un climat de vaste contestation populaire qui dénonce les fondements de la République islamique, pourrait largement paver la voie à une relance fiévreuse des luttes d’influence internes et, donc, à une redéfinition des rapports de force (et de la répartition des rôles) entre les Pasdaran (l’aile radicale du pouvoir iranien) et la faction souvent qualifiée de "modérée" ou "réformatrice", qui représente en quelque sorte, par abus de langage, "l’État".

Le clivage entre ces deux camps est confirmé par l’ancien ministre iranien des Affaires étrangères Mohammed Jawad Zarif, qui évoque dans ses mémoires une dissonance apparue en certaines circonstances (notamment en Afghanistan) entre l’action des Pasdaran (qu’il qualifie d’aile "militaro-sécuritaire" du pouvoir) et l’action de ce qu’il nomme "la diplomatie". Lors des rudes négociations sur le dossier nucléaire, M. Zarif avait d’ailleurs publiquement accusé dans une déclaration à la presse l’aile "militaro-sécuritaire" d’avoir entravé ses pourparlers avec les États-Unis. La présence d’une aile "modérée et réformatrice" avait été en outre confirmée à la faveur de la position adoptée par un ministre iranien en fonction, qui avait ouvertement critiqué le caractère trop brutal de la répression exercée contre le soulèvement populaire de 2022, provoqué par la mort, en détention, de Mahsa Amini.

La disparition de Raïssi pourrait ainsi être le catalyseur d’une redéfinition des rapports de force et de la répartition des rôles entre ces deux camps, avec toutes les conséquences que cela entraînerait au niveau de l’influence et de la stratégie des Pasdaran. C’est précisément à ce niveau que l’impact sur le Liban se fait sentir, dans la mesure où le Hezbollah est pratiquement le bras armé et la tête de pont des Pasdaran sur la scène libanaise et sur l’échiquier du Moyen-Orient. Cet impact serait particulièrement lourd de conséquences à l’aune de la guerre d’usure en cours au Liban-Sud.

Une possible confusion dans l’évolution des luttes d’influence en Iran ne pourra que se répercuter sur la posture du Hezbollah. Le parti chiite serait-il amené, au vu des développements à Téhéran, à mettre un bémol à son action ayant une portée régionale, notamment à la frontière avec Israël, dans l’attente que se clarifie le sort de son parrain iranien? Ou, au contraire, risquerait-il d’être poussé à l’escalade par les Gardiens de la révolution qui exploiteraient cette carte afin d’éviter une remise en cause de leur stratégie expansionniste dans la région?

Sur le plan strictement libanais, le Hezbollah pourrait être amené, à court terme, à durcir ses positions afin de compenser un éventuel affaiblissement de son tuteur iranien. Mais à moyen et à long termes, une possible perte d’influence des Pasdaran ne pourrait qu’entraîner un déclin progressif dans les divers moyens d’action, et surtout une "démilitarisation" du parti chiite, avec ce que cela aurait comme retombées sur le rapport de force interne.

Une ébauche de sortie de crise au Liban passe inéluctablement par une redistribution des cartes en Iran, impliquant de rogner durablement les ailes des Pasdaran. Il y va de la sauvegarde des spécificités libanaises et sans doute, aussi, d’une certaine stabilité dans diverses zones du monde occidental, sur base du phénomène bien connu de "l’effet papillon".