Pour de nombreux électeurs libanais résidant en Écosse et en Irlande du Nord, le coût du trajet qu’ils ont à parcourir pour se rendre à l’unique centre de vote, celui de l’ambassade du Liban à Londres, est un facteur dissuasif pour pousser à ne pas participer au scrutin du 8 mai.

Au Royaume-Uni, sur près de 28.000 Libanais expatriés, 6500 se sont inscrits pour voter lors du scrutin du 8 mai. Pour autant, les conditions du scrutin accusent des difficultés pour de nombreux électeurs qui devront se rendre à l’unique centre de vote, à l’ambassade du Liban à Londres.

De fait, dans un pays de près de 250.000 km2, soit 23 fois plus grand que le Liban, le voyage jusqu’au cœur de la capitale anglaise constitue pour les électeurs résidant en Ecosse et en Irlande du Nord un obstacle de taille, voire une condition rédhibitoire, en raison de la distance et du coût onéreux du déplacement.

Rima Itani Harley, qui vit depuis deux ans en Écosse, vote pour la première fois. Son enthousiasme d’électrice est toutefois terni par les obstacles logistiques. "Je dois prendre le train de Falkirk en Écosse jusqu’à Londres, un trajet de 649 km d’une durée de quatre heures trente, rien que pour l’aller, déplore-t-elle. Je dois ensuite parcourir le trajet de la gare à l’ambassade. Il faut aussi prévoir une nuitée à l’hôtel à Londres, puis le déplacement jusqu’à la gare. Bis repetita pour le retour en Écosse."

L’alternative serait de prendre l’avion. "Dans ce cas, je dois parcourir 27 km de chez moi jusqu’à l’aéroport d’Édimbourg, explique Rima. Le vol est d’une heure trente. Je dois, par la suite, me rendre en taxi de l’aéroport jusqu’à l’ambassade. Et refaire le trajet en sens inverse pour rentrer chez moi. Train ou avion, je devrais débourser non moins que 800 livres Sterling (1 livre Sterling vaut 1,30 dollar) pour remplir mon devoir civique."

Impéritie et corruption
S’élevant contre ces conditions contraignantes, Rima déplore que le gouvernement n’ait pas prévu un bureau de vote en Écosse. Et de raviver ses critiques contre la caste politique "qui a prouvé son impéritie et qui remporte la médaille d’or de la corruption". "Je suis prête à faire tous les sacrifices nécessaires pour voter et élire des représentants intègres et indépendants, insiste Rima. Il est temps pour ceux qui nous ont spoliés d’être écartés du pouvoir pour les empêcher de nuire davantage. J’ai placé les économies de toute une vie à la Banque au Liban. Résultat : nos dépôts sont confisqués sans autre forme de procès. Même si on ne peut changer que 5% du Parlement, ce sera un début de changement pour que la nouvelle génération s’attelle à recréer un État de droit sur les bases de transparence et de reddition de comptes."
Même son de cloche chez Joyce Sadie Ghazal, qui insiste également sur les montants onéreux du déplacement pour se rendre d’Édimbourg à Londres. C’est à contrecœur qu’elle s’abstiendra de voter ce dimanche 8 mai. "Ce n’est pas l’envie qui me manque, affirme-t-elle. L’unique raison pour laquelle je n’irai pas voter est la distance et les coûts très élevés du périple de l’Écosse jusqu’à Londres."

Ramez Daher vit en Écosse. Homme d’affaires et notable de la communauté libanaise dont la fibre patriotique vibre toujours malgré les longues années vécues à l’étranger, il affirme qu’il n’élira "aucun leader traditionnel". Il concède n’avoir "aucun espoir dans les élections et les changements souhaités pour le pays". D’après lui, "l’argent coulera à flots le jour du scrutin, d’autant que les gens sont appauvris comme jamais auparavant". "Les Libanais souffrent de la faim et ont tout perdu, déplore Ramez Daher. Le problème est la misère imposée au peuple libanais qui entraînera un achat aisé et massif de voix vu que les personnes qui se trouvent dans le besoin cherchent à survivre, à tel point qu’il est devenu indécent de reprocher aux électeurs indigents d’amasser un petit pécule pour survivre."

Ramez Daher affirme avoir tenté de trouver une solution pour faciliter le vote des Libanais en Écosse. "J’avais demandé à l’ambassade à Londres en 2018 de nous autoriser à ouvrir un bureau consulaire à Édimbourg, dit-il. J’étais prêt à couvrir tous les frais afin de faire parvenir la voix des Libanais en Écosse. Nous avions tenu, en 2019, une réunion avec Gebran Bassil, alors ministre des Affaires étrangères. Il avait donné son assentiment. Ce furent des paroles en l’air, aucune décision n’a suivi ses propos."

Pour lui, "les dirigeants veulent que les Libanais continuent à dépendre d’eux et ont intérêt à écarter le vote des expatriés". "Les Libanais de la diaspora ont évolué ces dernières années, ils ne veulent plus soutenir de leader traditionnel, ils ont compris que tous n’ont qu’un but, leur intérêt personnel, s’enrichir par la corruption et se maintenir au pouvoir", déplore Ramez Daher. Il rappelle qu’"en 2018, nous avions reçu des appels téléphoniques de partis au pouvoir disant qu’ils avaient affrété un avion pour qu’on aille voter au Liban à leurs frais. Ils feront la même chose cette fois-ci."

Peser le pour et le contre

Selon Baligh Shaar Bilbol, résident écossais depuis 25 ans, "un temps de réflexion est nécessaire pour évaluer si les sous que je dois dépenser pour me rendre à Londres et exercer mon droit de vote feront une différence pour la famille qui se trouve au Liban, ou bien si c’est une perte de temps et d’argent". "À quatre, avec ma femme et mes enfants, il faut compter plus de 1 500 livres Sterling, un montant qui est dissuasif pour beaucoup", constate-t-il.

Quant aux implications du scrutin, Baligh Bilbol souligne que "le centre de décision n’appartient pas aux Libanais". "Dans les années 80, les décisions émanaient de la Syrie, avance-t-il. Aujourd’hui, elles proviennent de l’Iran, d’Arabie saoudite et d’autres pays. Lorsqu’un élu indépendant émerge parmi le lot de politiciens traditionnels, une campagne de dénigrement est aussitôt orchestrée contre lui, le discréditant et écartant son influence de la sphère populaire, comme c’était le cas avec la députée démissionnaire Paula Yaacoubian."

Voyage en avion

Nagib Georges el-Daher vit à Belfast, en Irlande du Nord. "Nous devons prendre l’avion d’ici, pour un vol de quarante minutes, puis un taxi de l’aéroport de Heathrow jusqu’à l’ambassade à Londres, dépore-t-il. Il n’y a pas d’autres moyens mis à notre disposition. Certains proches ne pourront pas voter surtout que pour une famille, les dépenses s’accumulent."

Il affirme que son vote ira à l’opposition tout en s’interrogeant sur la mission des observateurs de l’Union européenne qui seront envoyés au Liban à la demande du gouvernement. Dubitatif, Nagib el-Daher indique que ʺces observateurs pourront se déployer quasiment dans tous les bureaux de vote, mais pas dans ceux de la banlieue sud de Beyrouth, là où se trouve le Hezbolland". Et de s’interroger : "Comment leur mission pourrait-elle réussir si elle est partielle d’office?"

En somme, les Libanais au Royaume-Uni font preuve de lucidité et de réalisme, et le Liban reste au centre de leurs préoccupations. Ils sont conscients néanmoins que le scrutin de 2022 mènera le Liban à la croisée des chemins. La communauté internationale exige des réformes cruciales pour relever le pays. Pourtant, avec peu de pouvoir pour réaliser de telles réformes, il appartient inévitablement aux pays occidentaux et non aux acteurs locaux d’apporter leur soutien et assurer le suivi du processus électoral sur l’ensemble du territoire. Pour l’heure, au Royaume-Uni, rien n’est prévu. Même si cela n’entraîne qu’un changement modeste, personnifié par de nouveaux députés avec un réel soutien institutionnel, ces élus auraient au moins une chance de s’ancrer dans le paysage politique et de lancer le processus de réparation de la démocratie moribonde du pays.