Entre la culture juridique d’inspiration française laïque et étatique prodiguée au Liban et dominant la pensée politique, prônant une centralisation des valeurs et des pratiques de la vie sociale d’une part, les pesanteurs confessionnelles et régionales traditionnelles, voire tribales qui continuent à marquer les comportements " de terrain " des Libanais d’autre part, et, plus récemment, les aspirations d’une frange de la jeunesse à un " changement " certes légitime, mais dont les contours semblent encore flous et disparates, il nous a paru utile d’exposer, puis de dissiper, en les déconstruisant, certaines fictions et illusions fréquentes dans le discours politique actuel – en quatre parties.

I -Secteur public/Secteur privé : le dogme de l’importance du secteur public

Le secteur public : comme dans toutes les nations, le secteur public est organiquement lié à l’État et à ses établissements et organismes administratifs. Cela nous mène à nous interroger sur ce qu’est l’État dans le Liban d’aujourd’hui :
Historiquement, l’État libanais, dont l’acte de naissance remonte à peine à un siècle, a vu le jour dans l’ambivalence et la dichotomie. Il est d’une part, une émanation des communautés religieuses ayant présidé à sa naissance, et, d’autre part, une super structure tendant à se distancier de ses composantes sociétales afin de pouvoir s’assurer une politique autonome vis-à-vis des communautés religieuses, des familles politiques et des régions.
Dans un environnement conflictuel pratiquant systématiquement la violence et la guerre (donc la propagation des armes), non seulement l’État libanais a échoué à maintenir son autonomie vis-à-vis de ses composantes, mais encore il s’est vu instrumentaliser par une alliance de partis/communautés avec, à sa tête, le Hezbollah, devenant ainsi un levier de domination et un moyen d’enrichissement par la corruption qui est pratiquée par les représentants de cette alliance d’intérêts cohabitant en son sein.
La notion de " secteur public " signifie donc pratiquement, à l’heure actuelle, un ensemble d’institutions et d’administrations " à caractère public " manipulées par un " ensemble privé ", encadré par une structure militaire liée à une communauté religieuse. Cet " ensemble privé " utilise la légitimité constitutionnelle formelle de l’État afin de diaboliser le secteur privé et d’en faire " l’ennemi du peuple " que ce même État serait censé représenter et protéger.
A partir de là, on pourrait aller jusqu’à avancer que " le secteur public ", en réalité, n’existe pas dans le Liban actuel. Afin de justifier cette assertion, il faudrait saisir toute la dimension du processus de mainmise d’une fraction d’une communauté sur l’État/secteur public dans le pays. Pour nommer les choses par leur nom, il faut commencer par identifier cette " fraction d’une communauté ". La fraction, c’est le Hezbollah lequel, sous couvert de " résistance ", porte des armes et entretient des unités militaires en grand nombre. Et la communauté, c’est la communauté chiite qui constitue le terreau d’enracinement du parti.
Le Hezbollah partage ce contrôle avec le mouvement Amal qui appartient au même creuset, et ce " duopole ", (comme les médias le nomment), instrumentalise l’État et le secteur public. Cependant, afin que cette mainmise soit complète, et au vu de la physionomie formelle des structures sociétales libanaises, un " allié chrétien " est indispensable. Entre alors en scène le " parent pauvre " du duo (n’ayant ni des armes, ni une représentation politique convaincante), le Courant patriotique libre de Michel Aoun, fraction d’une société chrétienne multiple et diversifiée. Ce " duo plus un " contrôle dès lors les rouages de l’État, surtout les finances, les appareils judiciaires et sécuritaires, et cela depuis deux décades au moins.

2- Le secteur privé : Ce secteur, dans notre pays, est constitué principalement par l’économie privée, encadrée par son secteur bancaire et son système financier. Et tout aussi important, il comprend aussi le secteur de l’éducation scolaire et universitaire privée, celui de la santé et des institutions hospitalières et sanitaires privées et le secteur pharmaceutique ainsi que les structures socio-économiques des diverses communautés religieuses.
Au Liban, le secteur privé est le principal rempart de défense de la fragile souveraineté du pays. Cela, pour la raison suivante : la démocratie, les droits et les libertés sont fondés sur l’autonomie du social vis-à-vis du politique et des pouvoirs, la dictature consistant justement à détruire et à contrôler toute autonomie sociétale dans un pays, ce qui explique le concept de totalitarisme.
Or force est de constater que ce secteur a subi depuis plusieurs années un double revers : d’une part, un acharnement de la part d’un Etat " masqué " afin de restreindre sa liberté d’action, sous couvert de réglementations impératives, de normes discrétionnaires et de législations intempestives, sans compter des interventions " sur le terrain " abusives et parfois médiatisées exercées par des autorités administratives et par une justice instrumentalisée. D’autre part, des campagnes médiatiques à caractère populiste visant à diaboliser le secteur privé et à le désigner comme bouc émissaire de la dégradation des conditions de vie des Libanais.
En somme, le slogan d’un secteur public protecteur du citoyen à l’encontre d’un secteur privé qui l’exploiterait – sans compter qu’il a fait idéologiquement, et même économiquement, long feu dans d’autres parties du monde – est un leurre au Liban puisque l’Etat, dans sa conception d’arbitre du bien commun, n’en est plus un, étant, en réalité, manipulé et dominé par des groupements militaro-confessionnels à intérêts privés, alors que le secteur privé joue " franc jeu " si l’on peut s’exprimer ainsi, maintenant autant que possible un équilibre équitable des intérêts en présence.
Paraphrasant à contre-sens la célèbre expression de Lacordaire " Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ", on peut dire que dans notre pays, " Entre le fort et le faible, c’est le secteur public qui opprime et le secteur privé qui affranchit ".
En conclusion, tout projet de réformes socioéconomique devrait passer par la nécessaire " déprivatisation de l’État/secteur public " et la remise en marche de la machine étatique telle qu’elle se doit de fonctionner, c’est à dire comme un instrument d’action anonyme, neutre, efficace et inclusif, en somme, " public " stricto sensu.

Prochain article : II-Réformes et souveraineté : Le dogme de la nécessité des réformes

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