Le 15 mai 2022 le scrutin législatif libanais s’était soldé par un constat très simple: le pays est devenu ingouvernable car les urnes n’ont pas dégagé une majorité absolue suffisante. Le 19 juin 2022, le scrutin législatif français se solde par le même constat de non-gouvernabilité par absence de majorité parlementaire. Une première dans l’histoire de la Ve République dont la raison d’être, en 1958, découlait de la volonté ferme du général De Gaulle de mettre fin à «la dictature des partis politiques». Au soir de ce deuxième tour électoral, la France s’engagerait-elle sur la périlleuse voie libanaise de la majorité à géométrie variable? Et quelles leçons le Liban peut-il tirer de ces législatives françaises?
À première vue, la comparaison entre les situations française et libanaise semble se justifier en apparence. Mais ce n’est qu’un trompe-l’œil. Le citoyen français s’est librement exprimé dans le cadre d’un scrutin majoritaire uninominal. Le choix électoral du citoyen libanais, dans le cadre d’un scrutin proportionnel perverti, est dès le départ hypothéqué par les paramètres claniques du système.
Le scrutin français s’est déroulé au sein d’un État souverain qui n’existe pas au Liban, pays otage d’une milice armée à la solde de l’étranger. La société française, par ailleurs, constitue une nation dont l’allégeance à l’État est exemplaire et n’est pas modulée par les humeurs et les opinions du moment. Au sein d’une telle société, le respect absolu de la Constitution est la pierre angulaire de l’édifice national. Il en est de même de la règle du droit et de l’obéissance à la loi. Tous ces prérequis n’existent pas au Liban, ou ont été détruits par ceux-là même qui sont supposés veiller à leur application. Le pays du cèdre court le risque de devenir, sous peu, un État marginal vivant de narco-économie et d’assistance humanitaire. La France dispose de puissants mécanismes institutionnels qui lui permettent de circonscrire les faiblesses du système. Un président français peut, toujours, dissoudre le Parlement si nécessaire. Le peuple de France ne vit pas sous la menace permanente d’une guerre civile parce qu’une faction détient un arsenal destiné à servir les intérêts stratégiques de l’étranger. La magistrature française n’est pas la domestique servile des pouvoirs politiques, comme sa collègue libanaise; elle demeure en mesure de rendre la justice et de dire le droit. Tout ceci amène à dire que les urnes du suffrage universel libanais ne constituent pas un outil suffisant pour faire face à l’hégémonie de l’arsenal du Hezbollah. Le bon sens veut de ne pas organiser d’élections générales dans un pays occupé ou, du moins, dont la volonté souveraine est kidnappée.
Le triste constat qui précède se vérifie, hélas, par le silence sépulcral qui a suivi la condamnation, par contumace, à la détention à perpétuité des deux accusés du Hezbollah, Habib Merhi et Hussein Oneissi, par le Tribunal spécial pour le Liban, dans le procès de l’attentat terroriste du 14 février 2005 qui avait tué Rafic Hariri et 22 autres personnes. Annonçant le verdict, la présidente du TSL, Ivana Hrdlickova, a relevé que la chambre d’appel a condamné les accusés, à l’unanimité de ses membres, à «la peine la plus lourde prévue par le statut et le règlement […]. Ils avaient pleinement conscience que le projet d’attentat […] tuerait Rafic Hariri … Ils ont agi avec préméditation et se sont rendus coupables de crimes […] odieux qui ont plongé le peuple libanais dans un état de terreur». Dix-sept ans plus tard, l’incendie de la terreur n’a pas fini de démanteler l’État libanais et de réduire sa population à la disette.
On voit mal comment la France, même sans majorité de gouvernement, accepterait de méconnaître ainsi l’idée même de justice, sans laquelle la règle du droit serait inenvisageable, la charité un concept vide et la vérité une opinion du moment. Nul n’a réagi au Liban. Nul n’a osé le faire. Nous sommes conscients que les assassins Habib et Husseini, ainsi que Ayyash condamné en 2020, ne purgeront jamais leur peine. L’organisation criminelle dont ils sont membres ne les livrera jamais aux autorités libanaises qui d’ailleurs ne font rien pour les réclamer. Ces auteurs de second rang des «crimes odieux» évoqués par Mme Hrdlickova sont au contraire salués comme héros nimbés de sainteté selon leur organisation milicienne. Les autorités libanaises n’ont d’autre obsession que de harceler judiciairement un agent de change innocent et poursuivre les auteurs de quelques commentaires acerbes sur les réseaux sociaux.
Une telle «banalisation du mal» – pour reprendre l'expression de Hannah Arendt – serait inconcevable en dehors du Liban. Rassurons-nous donc sur le sort de la France stabilisée par la Constitution de la Ve République. Le scrutin du 19 juin 2022 est une surprise de taille au pays des droits de l’homme. Mais c’est un épisode de la vie politique de cette démocratie. L’avenir démontrera la capacité des institutions françaises à surmonter cette situation inédite sous la Ve République. Tel n’est pas le cas du Liban dont le scrutin du 15 mai 2022 a clairement montré que les voies constitutionnelles sont inefficaces pour opérer le moindre changement. Elles ont été mises hors circuit par la force des armes miliciennes.
Néanmoins, le récent verdict du TSL comporte certains aspects politiques sur lesquels il est bon de s’arrêter. Ce verdict est un démenti cinglant opposé à toutes les manœuvres de fourberie politicienne, déployées par les forces politiques, notamment celles de la défunte coalition du 14-Mars. Nul d’entre elles n’avait osé, en 2005, accuser nommément l’Iran et sa milice libanaise de l’assassinat de R. Hariri, par peur d’une guerre civile. Tout le monde a joué la politique de l’autruche en s’en prenant uniquement au système sécuritaire syro-libanais, complice indiscutable du crime dont l’organisation et l’exécution auraient cependant été échafaudées et décidées à Téhéran.
Ceci pose, dès lors, la question de l’accord de Mar Mikhaël de 2006 entre Hassan Nasrallah et Michel Aoun. La bonne foi présumée du général Aoun aurait-elle été abusée dans le cadre d’une alliance aussi mortelle pour le Liban que l’Accord du Caire de 1969? Michel Aoun n’a cessé d’affirmer que son entente avec ladite organisation islamiste chiite avait pour but de protéger les chrétiens contre le fondamentalisme sunnite qu’on n’a pas vu émerger lors du scrutin législatif dernier. Aujourd’hui, la vérité est pourtant là, toute entière dans l’énoncé du verdict. Nul ne peut l’ignorer ou l’interpréter à sa convenance. Le Hezbollah n’est pas innocent, et il faut le dire aussi sereinement que Mme Hrdlickova annonçant le verdict. Cette vérité est établie pour l’histoire et non seulement pour le peuple libanais d’aujourd’hui, complètement mithridatisé par le déni du réel et l’indifférence face à l’ignoble destin qui est le sien. Cette vérité s’impose par elle-même. On a beau la nier, elle ne se volatilisera pas.
Ce verdict entraîne des conséquences politiques que nul ne peut ignorer à moins de commettre une forfaiture. Dans le Liban devenu ingouvernable, nul ne peut s’associer ou collaborer avec l’organisation de MM. Ayyash, Habib et Husseini. Ceci implique que les forces politiques qui se réclament du souverainisme doivent refuser de collaborer au sein d’un gouvernement d’union nationale. Laissez les commanditaires de la tuerie gouverner seuls. La sempiternelle clause constitutionnelle de l’intraduisible mithaqiyya ou «pacte de vie commune» ne doit pas signifier, sous la menace des armes, de devoir accepter le diktat de l’occupant. C’est au nom de cette mithaqiyya, érigée en cache-sexe, que le viol du Liban se perpétue depuis des décennies.
Quelle leçon peut tirer le Liban du scrutin français? La réponse tombe sous le sens: respect rigoureux des règles constitutionnelles et de l’indépendance des différents pouvoirs. En d’autres termes, le refus clair et net de la «dictature des partis», des factions et des clans. Peut-on encore libérer l’État libanais d’une telle servitude? La réponse est entre les mains du peuple.
À première vue, la comparaison entre les situations française et libanaise semble se justifier en apparence. Mais ce n’est qu’un trompe-l’œil. Le citoyen français s’est librement exprimé dans le cadre d’un scrutin majoritaire uninominal. Le choix électoral du citoyen libanais, dans le cadre d’un scrutin proportionnel perverti, est dès le départ hypothéqué par les paramètres claniques du système.
Le scrutin français s’est déroulé au sein d’un État souverain qui n’existe pas au Liban, pays otage d’une milice armée à la solde de l’étranger. La société française, par ailleurs, constitue une nation dont l’allégeance à l’État est exemplaire et n’est pas modulée par les humeurs et les opinions du moment. Au sein d’une telle société, le respect absolu de la Constitution est la pierre angulaire de l’édifice national. Il en est de même de la règle du droit et de l’obéissance à la loi. Tous ces prérequis n’existent pas au Liban, ou ont été détruits par ceux-là même qui sont supposés veiller à leur application. Le pays du cèdre court le risque de devenir, sous peu, un État marginal vivant de narco-économie et d’assistance humanitaire. La France dispose de puissants mécanismes institutionnels qui lui permettent de circonscrire les faiblesses du système. Un président français peut, toujours, dissoudre le Parlement si nécessaire. Le peuple de France ne vit pas sous la menace permanente d’une guerre civile parce qu’une faction détient un arsenal destiné à servir les intérêts stratégiques de l’étranger. La magistrature française n’est pas la domestique servile des pouvoirs politiques, comme sa collègue libanaise; elle demeure en mesure de rendre la justice et de dire le droit. Tout ceci amène à dire que les urnes du suffrage universel libanais ne constituent pas un outil suffisant pour faire face à l’hégémonie de l’arsenal du Hezbollah. Le bon sens veut de ne pas organiser d’élections générales dans un pays occupé ou, du moins, dont la volonté souveraine est kidnappée.
Le triste constat qui précède se vérifie, hélas, par le silence sépulcral qui a suivi la condamnation, par contumace, à la détention à perpétuité des deux accusés du Hezbollah, Habib Merhi et Hussein Oneissi, par le Tribunal spécial pour le Liban, dans le procès de l’attentat terroriste du 14 février 2005 qui avait tué Rafic Hariri et 22 autres personnes. Annonçant le verdict, la présidente du TSL, Ivana Hrdlickova, a relevé que la chambre d’appel a condamné les accusés, à l’unanimité de ses membres, à «la peine la plus lourde prévue par le statut et le règlement […]. Ils avaient pleinement conscience que le projet d’attentat […] tuerait Rafic Hariri … Ils ont agi avec préméditation et se sont rendus coupables de crimes […] odieux qui ont plongé le peuple libanais dans un état de terreur». Dix-sept ans plus tard, l’incendie de la terreur n’a pas fini de démanteler l’État libanais et de réduire sa population à la disette.
On voit mal comment la France, même sans majorité de gouvernement, accepterait de méconnaître ainsi l’idée même de justice, sans laquelle la règle du droit serait inenvisageable, la charité un concept vide et la vérité une opinion du moment. Nul n’a réagi au Liban. Nul n’a osé le faire. Nous sommes conscients que les assassins Habib et Husseini, ainsi que Ayyash condamné en 2020, ne purgeront jamais leur peine. L’organisation criminelle dont ils sont membres ne les livrera jamais aux autorités libanaises qui d’ailleurs ne font rien pour les réclamer. Ces auteurs de second rang des «crimes odieux» évoqués par Mme Hrdlickova sont au contraire salués comme héros nimbés de sainteté selon leur organisation milicienne. Les autorités libanaises n’ont d’autre obsession que de harceler judiciairement un agent de change innocent et poursuivre les auteurs de quelques commentaires acerbes sur les réseaux sociaux.
Une telle «banalisation du mal» – pour reprendre l'expression de Hannah Arendt – serait inconcevable en dehors du Liban. Rassurons-nous donc sur le sort de la France stabilisée par la Constitution de la Ve République. Le scrutin du 19 juin 2022 est une surprise de taille au pays des droits de l’homme. Mais c’est un épisode de la vie politique de cette démocratie. L’avenir démontrera la capacité des institutions françaises à surmonter cette situation inédite sous la Ve République. Tel n’est pas le cas du Liban dont le scrutin du 15 mai 2022 a clairement montré que les voies constitutionnelles sont inefficaces pour opérer le moindre changement. Elles ont été mises hors circuit par la force des armes miliciennes.
Néanmoins, le récent verdict du TSL comporte certains aspects politiques sur lesquels il est bon de s’arrêter. Ce verdict est un démenti cinglant opposé à toutes les manœuvres de fourberie politicienne, déployées par les forces politiques, notamment celles de la défunte coalition du 14-Mars. Nul d’entre elles n’avait osé, en 2005, accuser nommément l’Iran et sa milice libanaise de l’assassinat de R. Hariri, par peur d’une guerre civile. Tout le monde a joué la politique de l’autruche en s’en prenant uniquement au système sécuritaire syro-libanais, complice indiscutable du crime dont l’organisation et l’exécution auraient cependant été échafaudées et décidées à Téhéran.
Ceci pose, dès lors, la question de l’accord de Mar Mikhaël de 2006 entre Hassan Nasrallah et Michel Aoun. La bonne foi présumée du général Aoun aurait-elle été abusée dans le cadre d’une alliance aussi mortelle pour le Liban que l’Accord du Caire de 1969? Michel Aoun n’a cessé d’affirmer que son entente avec ladite organisation islamiste chiite avait pour but de protéger les chrétiens contre le fondamentalisme sunnite qu’on n’a pas vu émerger lors du scrutin législatif dernier. Aujourd’hui, la vérité est pourtant là, toute entière dans l’énoncé du verdict. Nul ne peut l’ignorer ou l’interpréter à sa convenance. Le Hezbollah n’est pas innocent, et il faut le dire aussi sereinement que Mme Hrdlickova annonçant le verdict. Cette vérité est établie pour l’histoire et non seulement pour le peuple libanais d’aujourd’hui, complètement mithridatisé par le déni du réel et l’indifférence face à l’ignoble destin qui est le sien. Cette vérité s’impose par elle-même. On a beau la nier, elle ne se volatilisera pas.
Ce verdict entraîne des conséquences politiques que nul ne peut ignorer à moins de commettre une forfaiture. Dans le Liban devenu ingouvernable, nul ne peut s’associer ou collaborer avec l’organisation de MM. Ayyash, Habib et Husseini. Ceci implique que les forces politiques qui se réclament du souverainisme doivent refuser de collaborer au sein d’un gouvernement d’union nationale. Laissez les commanditaires de la tuerie gouverner seuls. La sempiternelle clause constitutionnelle de l’intraduisible mithaqiyya ou «pacte de vie commune» ne doit pas signifier, sous la menace des armes, de devoir accepter le diktat de l’occupant. C’est au nom de cette mithaqiyya, érigée en cache-sexe, que le viol du Liban se perpétue depuis des décennies.
Quelle leçon peut tirer le Liban du scrutin français? La réponse tombe sous le sens: respect rigoureux des règles constitutionnelles et de l’indépendance des différents pouvoirs. En d’autres termes, le refus clair et net de la «dictature des partis», des factions et des clans. Peut-on encore libérer l’État libanais d’une telle servitude? La réponse est entre les mains du peuple.
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