La guerre en Ukraine constitue une opportunité non négligeable pour le président turc qui souhaite lancer une nouvelle opération militaire en Syrie contre les YPG, une milice kurde proche du PKK. En effet, Erdogan joue un rôle subtil de médiateur entre l’Ukraine et la Russie, se rendant indispensable pour les Occidentaux, notamment dans le cadre des négociations sur les céréales ukrainiennes.

 

Profitant de l’affaiblissement de l’État, la minorité kurde de Syrie a de facto une entité étatique dans le nord du pays. Cette région est contrôlée par la milice YPG, les Unités de protection du peuple, elle-même branche armée du PYD, le Parti de l’union démocratique, principale formation politique kurde en Syrie. Le PYD est affilié au PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, classé terroriste par plusieurs pays et auteur de nombreux attentats en Turquie. Ainsi, dès mars 2016, une région kurde autonome appelée " Rojava " a vu le jour. De son côté, la Turquie contrôle une partie du nord-ouest de la Syrie, située aux alentours de la ville d’Idleb, qui compte plus de 3 millions de déplacés internes. Malgré les réticences des États-Unis, la Turquie souhaite lancer une nouvelle opération militaire en ciblant particulièrement les villes de Tell Rifaat et Manbij, situées dans le gouvernorat d’Alep.

Dans une réunion le 4 juin avec les dirigeants du parti au pouvoir, l’AKP, le président turc avait affirmé travailler " méticuleusement sur de nouvelles opérations pour combler les lacunes de notre ligne de sécurité à nos frontières sud ". Le chef de l’Etat a promis de procéder par la suite " étape par étape dans d’autres régions ". La Turquie compte ainsi lutter contre les " terroristes " du YPG, alors que la milice est soutenue par les États-Unis dans le cadre d’une coalition qui lutte contre Daech. Dans une allusion adressée à Washington, Erdogan avait affirmé le 9 juin espérer "qu’aucun de nos vrais alliés ne s’opposera à nos légitimes inquiétudes ".

Rencontre entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et le président américain Joe Biden à Madrid (AFP)

La Syrie est un théâtre complexe, où se mêlent les intérêts turcs, iraniens, russes et occidentaux. Moscou et Téhéran sont les alliés du gouvernement syrien de Bachar al Assad. Face à cette réalité, Erdogan ne pourra sans doute mener, après le feu vert des autres puissances étrangères, qu’une "opération limitée sur Tell Rifaat pour mettre fin aux incursions du PKK qui effectue des attaques contre l’armée turque à Idleb et dans le nord d’Alep " confirme un chercheur qui a requis l’anonymat à Ici Beyrouth. Mais, même limitée, une opération pareille interroge sur la viabilité à termes du territoire autonome contrôlé par le PYD.

Selon Adel Bakawan, directeur du Centre Français de Recherche sur l’Irak, " pour les Kurdes de Syrie la question est existentielle, les rapports de force entre les puissances régionales leur permettent de conserver une entité étatique. Cependant, si ces puissances s’accordent entre elles, il n’y aura plus d’expérience étatique kurde en Syrie ".

La Turquie est en outre très présente militairement en Irak où elle possède depuis 25 ans des dizaines de bases militaires. Sur place, elle peut compter sur le soutien du gouvernement régional du Kurdistan dominé par le clan Barzani qui n’apprécie guère le PKK. D’autant plus que Erbil dépend économiquement de la Turquie à qui elle vend directement son pétrole. Ankara mène depuis avril une opération militaire baptisée " Griffe refermée " contre la présence du PKK dans les montagnes du Qandil (nord-est de l’Irak) par l’intermédiaire de bombardements aériens et d’interventions des forces spéciales. Le PKK dispose, en effet, de plusieurs bases et camps d’entrainement dans le Kurdistan irakien ainsi que dans la région du Sinjar. Le terrain irakien lui sert de base arrière à partir de laquelle il peut mener des actions en Turquie et ailleurs. Cependant, les interventions turques restent limitées en Irak afin de maintenir de bonnes relations avec le gouvernement irakien, qui n’apprécie pas les incursions turques sur son territoire. D’autant que le terrain particulièrement montagneux ne se prête pas à une opération terrestre d’envergure comme ce fut le cas en Syrie.

Montagnes du Kurdistan irakien (AFP)
Un jeu de puissance dans l’ombre de la guerre en Ukraine

Alors que les forces occidentales sont concentrées sur la guerre en Ukraine, Erdogan a désormais plus de latitude à effectuer une nouvelle opération militaire en Syrie. Il possède en outre des arguments de taille en raison de son jeu subtil dans le conflit ukrainien. En effet, la Turquie joue un rôle de médiateur en conservant de bonnes relations avec la Russie et l’Ukraine, se rendant, de fait, incontournable pour les occidentaux.

" La Turquie joue un rôle central dans les négociations entre russes et ukrainiens notamment dans le cadre des négociations sur les exportations des céréales ukrainiennes " souligne Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS. Fort de ce rôle, le pays pourrait faire pression pour assouvir ses ambitions en Syrie. Cependant, plusieurs puissances internationales comme les États-Unis, la Russie et l’Iran possèdent également des intérêts dans la région. Fin mai, les États-Unis avaient mis en garde la Turquie contre toute nouvelle opération militaire turque en raison du danger potentiel pour ses soldats présents dans la région. En outre, le secrétaire d’État américain Antony Blinken avait affirmé début juin que Washington s’oppose " à toute escalade dans le nord de la Syrie et soutient le maintien des lignes de cessez-le-feu actuelles ". Cependant, selon Didier Billion " il y a actuellement des tractations entre la Turquie et les États-Unis afin de contrôler les activités et le champ d’action de cette opération militaire ".

Les présidents russe Vladimir Poutine, iranien Ebrahim Raissi et turc Recep Tayyip Erdogan lors du sommet de Téhéran le 19 juillet 2022.

En outre, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s’était montré très compréhensif lors de sa visite à Ankara le 8 juin. " Nous comprenons parfaitement les préoccupations de nos amis concernant les menaces créées à leurs frontières par des forces extérieures qui alimentent le sentiment séparatiste dans les territoires contrôlés par les unités américaines qui y séjournent illégalement " avait-il affirmé. De son côté, le chef de la diplomatie iranienne, Hossein Amir-Abdollahian, avait dit " comprendre " les inquiétudes turques lors d’un déplacement en Syrie le 2 juillet, soulignant toutefois que " toute action militaire turque dans le nord de la Syrie serait un élément déstabilisateur dans la région ".

La Syrie était au cœur des négociations du sommet de Téhéran qui a eu lieu mardi dernier entre la Turquie, la Russie et l’Iran. Les trois pays sont des acteurs majeurs de la crise syrienne avec cependant des intérêts différents. Erdogan a fini par décrocher un feu vert de ses homologues iranien et russe lors du sommet. Cette réunion s’inscrit dans le cadre du processus dit d’Astana, lancé en 2017 par la Russie, la Turquie et l’Iran, et visant officiellement à ramener la paix en Syrie.