William Davison, spécialiste de l’Ethiopie et analyste pour l’International Crisis Group, a répondu aux questions d’Ici Beyrouth. A moins de 200 km de la capitale, les forces tigréennes font face à la contre-offensive du pouvoir central dirigé par le Premier ministre Abiy Ahmed.

Alors que les insurgés du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) poursuivent leur offensive en direction de la capitale, le Premier ministre Abiy Ahmed a été aperçu sur le front en treillis militaire. Celui qui été promu Prix Nobel de la Paix en 2019 a promis de " détruire " la rébellion, le 29 novembre dernier. Isolé par la communauté internationale, le gouvernement fédéral poursuit sa contre-offensive dans un semi huis clos. Plusieurs agences et médias internationaux ont reçu un avertissement formel du pouvoir central alors que le conflit s’enlise. Human Rights Watch a pour sa part dénoncé des " crimes de guerre ". Selon l’ONU, 2,5 millions de personnes ont été déplacées par le conflit.

D’après une source contactée par Ici Beyrouth qui souhaite rester anonyme, la tension dans la capitale est palpable. Une couvre-feu tacite est en vigueur et les rues se vident à la tombée de la nuit. Cette source relate l’arrestation d’un Ethiopien à son arrivée à Addis-Abeba, depuis Bruxelles. Relâché cinq jours plus tard, les autorités l’auraient arrêté en raison du dialecte tigréen avec lequel il communiquait, signe que la situation sécuritaire se détériore partout dans le pays.

1. Les pays occidentaux ont commencé à évacuer leurs ressortissants, cela signifie-t-il que la chute d’Addis-Abeba n’est qu’une question de jours ?

W.D. : Les forces tigréennes ont essayé de s’emparer du corridor de Djibouti, près de la ville de Mille, principale route commerciale de l’Ethiopie. Les insurgés se déplacent à présent vers le sud. Ils sont à moins de 200 km d’Addis-Abeba mais les forces gouvernementales ont stoppé leurs avancée grâce aux moyens aériens et terrestres. Si l’on regarde la trajectoire du conflit, lorsque l’offensive des forces du Tigré a commencé en juillet, tout portait à croire qu’elles marcheraient sur la capitale. Jusqu’à la récente contre-offensive gouvernementale qui semble fructueuse sur le terrain.

La seule option pour éviter la chute d’Addis-Abeba est que le gouvernement fédéral agisse de manière à répondre à certaines des demandes du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), afin qu’il puisse y avoir un cessez-le-feu et des négociations, ou en cas de victoire sur le champ de bataille. L’intensité actuelle du conflit explique les dernières déclarations internationales et les évacuations des ambassades. Pour l’heure, le TPLF se rapproche de la minorité Oromos pour avoir plus de poids sur le terrain.

2. Qui sont les insurgés du TPLF et quels sont leurs objectifs ?

Le parti au pouvoir du Tigré était dominant dans la coalition fédérale au pouvoir depuis 1991. Il a été au centre des protestations populaires à partir de 2015. Celles-ci ont conduit à l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Abiy Ahmed en 2018, et cela a conduit à une réduction significative du pouvoir du TPLF au niveau fédéral. Au cours de ce processus, une rivalité politique de longue date a éclaté entre le Premier ministre et le TPLF. Vieil ennemi du TPLF, le président érythréen Isaias Afwerki est devenu au fil des ans un proche allié du Premier ministre Abiy Ahmed.

De nombreuses accusations ont été échangées entre le gouvernement fédéral et le gouvernement du Tigré. L’année dernière, cette rivalité s’est transformée en un différend constitutionnel sur le droit du Tigré à organiser des élections régionales. Le gouvernement fédéral a dit qu’ils n’étaient pas autorisés. Ce différend constitutionnel était une sorte d’acte final dans un désaccord politique qui a conduit à la guerre.

Les rapports de force entre les gouvernements régionaux et le centre, mais aussi et surtout le caractère multinational ou ethnique de la fédération, sont des points de contestation majeurs dans la politique éthiopienne. Ces dernières années, le TPLF a été un défenseur du système fédéral tandis que le Premier ministre et ses alliés sont perçus comme diluant le pouvoir régional.

Le gouvernement fédéral et le gouvernement régional du Tigré se sont invectivés durant de longs mois. L’année dernière, cette rivalité s’est transformée en un différend constitutionnel sur le droit du Tigré à organiser des élections régionales. Le gouvernement fédéral a refusé de leur accorder une autonomie, les enjoignant à se plier au processus fédéral. Ce différend constitutionnel était en quelque sorte l’acte final d’un désaccord politique. C’est ce qui a conduit à la guerre.

Les rapports de force entre les gouvernements et les droits des minorités sont des points majeurs de controverse et de contestation. Jusqu’il y a peu, le TPLF était un défenseur du système fédéral tel qu’il existait. Désormais, le Premier ministre et ses alliés sont considérés comme ceux qui diluent le pouvoir régional.

3. Le Premier ministre éthiopien a remporté le prix Nobel de la paix en 2019, comment expliquer ce virage ?

Je pense qu’il y a deux variables à prendre en compte. A l‘époque, l’attribution du Prix Nobel de la paix semblait prématurée, car le rapprochement entre l’Éthiopie et l’Érythrée était plutôt un accord entre le président Isaias Afwerki et le Premier ministre Abiy Ahmed. Dès le départ, cet accord excluait le TPLF. Cet accord n’a rien fait pour résoudre le différend le plus problématique : la rivalité entre le TPLF et Isaias Afwerki. L’idée que cet accord allait durablement apporter la paix était erronée, ou du moins prématurée. L’attribution du prix Nobel de la paix était sans doute une erreur.

L’autre élément pour expliquer la situation est la confiance aveugle que les Occidentaux ont donné à Abiy Ahmed. Quand Abiy Ahmed a été confronté à des défis nationaux, que ce soit au sein de son parti politique, avec l’opposition politique ou avec les dirigeants régionaux, il a choisi la manière forte. Cette politique de pression sans concession vis-à-vis de ses adversaires démontre son ambition de conserver un pouvoir central fort.