Les politiques américaines ont contraint des milliers de migrants à emprunter des routes migratoires dangereuses, dont la forêt tropicale du tampon du Darién, qui sépare la Colombie du Panama. Un rapport de l’Onu publié il y a quelques jours indique que plus de 50 000 personnes de 50 nationalités ont franchi cette région depuis janvier, en quête du " rêve américain ". Bradant la faim, la fatigue, et les vexations des groupes armés, Jean-Beltrán a arpenté cette zone de non-droit. Témoignage …

Le parc national Darién, véritable jungle, est une zone tampon frontalière entre la Colombie et le Panama.

Au moins 53 personnes sont mortes par déshydratation ou asphyxie dans un camion qui transportait fin juin des migrants à San Antonio, au Texas. Cette tragédie illustre les limites des politiques migratoires américaines qui visent à contenir les centaines de milliers de migrants pour les empêcher de parvenir aux États-Unis. Les USA externalisent leurs frontières chaque fois plus au sud du continent, tentant de faire du Mexique – miné par une guerre contre la drogue – un État tampon. Des réunions avec les représentants des pays d’Amérique centrale et de Colombie visent à contrôler à la racine le départ des migrants. Le budget alloué au Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis ne cesse d’augmenter: 17,7 milliards de dollars pour la seule année fiscale 2021.

Mais ni la technologie, ni les efforts politiques n’empêchent les personnes de fuir la violence structurelle de la région latino-américaine. Au contraire: les migrants arpentent des routes migratoires chaque fois plus dangereuses et hostiles. La forêt tropicale du bouchon du Darién, qui sépare la Colombie du Panama, est l’une des plus importantes : le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a récemment indiqué dans un rapport que ce sont plus de 50 000 personnes de 50 nationalités différentes qui ont franchi ce parc national depuis janvier. Trois fois plus qu’en 2021 à la même période… Dans ce cadre, le témoignage d’un traducteur de créole, Jean-Beltrán, qui a lui-même franchi cette zone à haut risque, est particulièrement poignant.

" Il y avait des gens de différents pays : d’Haïti, du Cameroun, du Congo, de Cuba, des gens d’Inde, de Guinée, et même des gens du Népal.”

“Pour rien au monde, je ne repasserai par le Darién.” Lorsque nous avons rencontré pour la première fois Jean-Beltrán*, à Tapachula, à la frontière sud du Mexique, il travaillait bénévolement comme traducteur de créole pour aider quelques-uns des milliers de ses compatriotes haïtiens qui étaient bloqués dans cette ville du Chiapas. À l’instar des autres exilés, Jean-Beltrán avait lui aussi mentionné ce nom qui était sur toutes les lèvres: Darién, véritable jungle entre la Colombie et le Panama.

Cartographie des “sans-visas”

Depuis 2015, la faille du Darién est l’une des routes les plus périlleuses empruntées par les migrants. “Je suis entré en Colombie illégalement. Vous savez, les Haïtiens n’obtiennent pas facilement les visas nécessaires (pour voyager en avion) directement pour l’Amérique Centrale”, indique Jean-Beltrán.

Il réussit néanmoins à obtenir un sauf conduit dans la ville colombienne de Medellín, ce qui lui permet de se rendre au port côtier de Capurgana, première étape vers les méandres du Darién. Là se dessine une cartographie singulière: des migrants de toutes les nationalités se pressent vers la plage de Necoclí, pour préparer la traversée. Jean-Beltrán se remémore " les gens de différents pays : d’Haïti, du Cameroun, du Congo, de Cuba, des gens d’Inde, de Guinée, et même des gens du Népal, il y en avait quelques-uns du Sri Lanka, et d’Érythrée.” Ces personnes ne pouvaient prétendre qu’à des visas vers le Brésil, la Bolivie, Haïti ou l’Equateur, aux politiques migratoires encore flexibles avant la pandémie de Covid-19.

“Des compagnons m’ont dit: “Il y a un homme étendu par terre.” Il était Sri Lankais. Il avait très froid.

Extorsion

À la différence de nombreuses personnes, Jean Beltrán était au courant des dangers de la traversée du Darién et maîtrisait l’espagnol: “Mon frère avait fait (le Darién) en 2016, il me disait que c’était dangereux. Mon cousin était passé 15 jours avant moi.” Mais les règles et les prix évoluent au fil du temps : “Chaque groupe a ses surprises dans le Darién”, confie Jean-Beltrán. La faim, la fatigue et les maladies ne sont pas les seules épreuves de la route; les groupes armés ou les bandes criminelles sévissent également dans la forêt tropicale.

Jean-Beltrán a rejoint un groupe de 51 personnes, en majorité camerounaises. Chacun doit payer 100 dollars pour un premier groupe de guides. “Sur 50 personnes ils se font 5000 dollars” environ, rappelle notre traducteur. Il explique que la frontière panaméenne est en réalité très proche, mais les guides “n’ont pas emprunté le chemin qu’il fallait, pour qu’on paye” de nouveau leurs services. Après deux jours de marche, le groupe de Jean-Beltrán est remis aux mains d’autres guides. “On s’est senti comme pris en otage" , a-t-il affirmé. Ces guides colombiens étaient armés. Ils réclamaient un nouveau paiement de 15 dollars par tête. Parmi les migrants, un jeune guinéen s’est emporté: “Ils voulaient l’abattre. Mais ils ont tiré au-dessus de sa tête en direction d’un terrain vague. C’était l’une de leurs stratégies pour nous faire peur.

“Si tu as faim, tu vas cesser de marcher, et ton histoire dans le Darién va finir tragiquement.”

“On a eu un autre épisode cauchemardesque.” Jean-Beltrán se remémore l’extorsion de son groupe dans la forêt tropicale du Darién. “Huit ou dix personnes lourdement armées nous ont retenus… Ils ont demandé Y’a-t-il des Colombiens ici? Il n’y en avait pas. Et des Cubains? Il y en avait quelques-uns. Ils les mettent à part, j’ai entendu dire qu’ils pensent que les Cubains ont beaucoup d’argent”, explique-t-il.

Migrantes: la double peine

Être femme migrante dans la forêt tropicale du Darién représente une double peine. En plus de l’extorsion, elles sont souvent victimes de violences sexuelles exercées par les bandes criminelles qui parcourent la zone. Dans le café de Tapachula où viennent se reposer de nombreux migrants africains, Zoueb témoigne aux côtés de Jean-Beltrán des violences faites aux femmes sur le parcours. Ce marocain documente son périple sur YouTube.

Dans une vidéo consacrée au Darién, qui compte à ce jour plus de 1,6 million de vues, Zoueb présente le corps – flouté – d’une jeune femme retrouvée près d’une rivière. Sans doute morte de faim, elle était toutefois en partie dénudée. Il mentionne “la mafia” qui sévit dans la région. Jean-Beltrán acquiesce: “Dans le Darién, tu vas toujours rencontrer une femme qui a été violée. Au Panamá, il y avait deux filles dans notre groupe qui venaient d’Érythrée. Elles ont été violées”, se rappelle-t-il, mentionnant qu’elles faisaient parties d’un petit groupe qui s’était séparé lors de la prise en otage.

“On a eu un épisode cauchemardesque. Huit ou dix personnes lourdement armées nous ont retenu… Ils ont demandé “Y’a-t-il des Colombiens ici?”

Après une traversée de cinq jours, le groupe de Jean-Beltrán atteint le premier camp de repos au Panama. Il lui faudra un mois et demi de plus pour rallier Tapachula, à la frontière sud du Mexique. Plus de deux années supplémentaires ont été nécessaires pour parvenir à entrer légalement aux États-Unis depuis la ville mexicaine de Tijuana.

Les stratégies de rétention de la migration ne semblent pas porter leurs fruits pour contenir le flot de personnes qui fuient leur pays d’origine. Les tragédies de Tripoli (Liban-Nord) en avril, de San Antonio (États-Unis) et de Melilla (frontière entre le Maroc et l’Espagne), en juin, n’indiquent qu’une seule chose: faute d’améliorations des conditions structurelles dans leur pays d’origine, les candidats à l’émigration continuent de partir. Quitte à emprunter les routes les plus périlleuses et les plus meurtrières.

“Un jeune guinéen du groupe de Jean-Beltrán s’énerve: “Ils voulaient l’abattre. Mais ils ont tiré au-dessus de lui vers un terrain vague. C’était une de leurs stratégies pour nous faire peur.”

* Nom d’emprunt.

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