En pleine crise de légitimité, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), une des principales instances judiciaires permettant d’appliquer le droit international, fait face à une véritable fronde de ses Etats membres. Alors que la Russie s’est retirée de la CEDH, la Turquie persiste à ne pas respecter ses décisions, tandis que le Royaume-Uni prévoit de se soustraire partiellement à sa juridiction. 

Avec le départ de la Russie, la CEDH perd sa principale pourvoyeuse de requêtes, les affaires impliquant des Russes représentant environ un quart des dossiers déposés devant les juges de Strasbourg. (AFP)

Départ de Moscou, désobéissance d’Ankara, contournement par Londres, contestation à Varsovie: la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) traverse une série d’épreuves qui remettent en cause l’autorité du bras juridique du Conseil de l’Europe.

Signe que le sujet préoccupe jusqu’au sommet de l’institution, le président de la Cour, l’italo-islandais Robert Spano, a mis en garde en juin contre " une Europe où les expressions publiques persistantes d’hostilité ou le refus catégorique de se conformer aux décisions de justice sont monnaie courante ", avec en creux le risque de voir " l’Etat de droit (…) disparaître ".

Exclue du Conseil de l’Europe mi-mars, après le début de son invasion de l’Ukraine, la Russie cesse vendredi d’être une " Haute Partie contractante à la Convention européenne des droits de l’homme ", texte fondateur né en 1950 que Moscou avait ratifié en 1998, un geste alors perçu comme un signe de démocratisation après la fin de l’URSS.

Sans elle, la CEDH, vigie des droits de l’homme sur le continent, perd sa principale pourvoyeuse de requêtes, les affaires impliquant des Russes représentant environ un quart des dossiers déposés devant les juges de Strasbourg.

Une sortie " au détriment de toutes les victimes de violation de la Convention en Russie qui n’auront plus de voies de droit pour se faire rendre justice ", estime Yannick Lécuyer, maître de conférences en droit public rattaché à l’IREDIES Paris-1 Sorbonne.

La CEDH, faible face à la realpolitik
La France a été condamnée par la CEDH pour ne pas avoir étudié de manière appropriée les demandes de rapatriement de familles de jihadistes en Syrie, des requêtes que Paris va devoir réexaminer au plus vite. (AFP)

 

En juin, les députés russes ont adopté une loi autorisant Moscou à ne plus appliquer les arrêts de la Cour, " un instrument de lutte politique " contre la Russie aux " mains d’hommes politiques occidentaux " selon le président de la Douma.

Réduite à 46 Etats, la CEDH doit aussi composer avec Ankara et sa persistance à ignorer ses injonctions pour la libération du mécène Osman Kavala, figure de la société civile, condamné par la justice turque à la perpétuité pour " tentative de renversement du gouvernement ".

Osman Kavala, 64 ans, avait dénoncé devant les juridictions internes de son pays un " assassinat judiciaire " et l’influence du président turc sur son procès.

Sourde aux décisions de la CEDH enjoignant à libérer l’opposant, la Turquie a été condamnée en juillet par un arrêt de Grande chambre (formation suprême de la CEDH) au terme d’une procédure pour manquement, une méthode extrêmement rare utilisée seulement pour la deuxième fois en plus de soixante ans d’existence de la CEDH.

Les juges ont conclu à la violation de l’article 46 de la Convention qui prévoit la force obligatoire des arrêts de la Cour et leur exécution.

Face aux limites de l’autorité relative de la chose jugée de la CEDH, reste en dernier recours la pression diplomatique au sein du Comité des ministres du Conseil de l’Europe pour tenter de faire appliquer les décisions. Une solution aléatoire à l’heure où Ankara fait figure de médiateur incontournable dans le conflit Russie-Ukraine.

Une crise de légitimité 
La Cour s’était opposée à l’expulsion controversée vers le Rwanda de migrants arrivés clandestinement au Royaume-Uni, forçant le pays à contourner l’arsenal de la CEDH en réformant sa législation. (AFP)

 

Le Royaume-Uni cherche lui à contourner l’arsenal de la CEDH en réformant la législation sur les droits de l’homme à travers l’adoption d’un nouveau " Bill of Rights ". " Un droit international à la carte (…), inquiétant sur le terrain de valeurs ", selon M. Lécuyer.

Le projet, visant à éviter l’obligation de suivre la jurisprudence de Strasbourg, avait été évoqué en juin par le ministre de la Justice de Boris Johnson après le camouflet imposé par la Cour qui s’était opposée à l’expulsion controversée vers le Rwanda de migrants arrivés clandestinement au Royaume-Uni.

La décision avait cloué au sol un avion spécialement affrété à grands frais juste avant son décollage d’une base militaire britannique.

Durant sa campagne qui l’a menée au 10 Downing Street, Liz Truss a promis de renforcer le " Bill of Rights " afin de fournir " une base juridique solide " face aux questions d’immigration.

Critiquée pour sa réforme de l’institution judiciaire, Varsovie cherche elle aussi à reprendre la main. Le Tribunal constitutionnel polonais a de nouveau jugé en mars que la Convention était partiellement incompatible avec la Constitution du pays.

" L’ADN du système conventionnel, ce sont les valeurs libérales et démocratiques ", analyse M. Lécuyer, selon qui la CEDH est confrontée à " une crise de légitimité ", qui durera tant que progressera l’illibéralisme sur le continent.

Avec AFP