Zeng Jiajun, qui a travaillé durant dix ans au cœur de l’appareil de censure chinois, révèle ses rouages et ses limites, aux contours flous et arbitraires. Critiques du président Xi Jinping, vérité sur le massacre de Tiananmen, informations sur la Covid-19: tout passe au crible de la censure du parti communiste, qui vise à faire taire toute dissension. 

L’État chinois censure systématiquement toute information sur le massacre de Tiananmen qui va à l’encontre du récit officiel. (AFP)

 

 

Encore jeune adolescent, Zeng Jiajun a utilisé ses talents informatiques depuis le fin fond de sa campagne chinoise pour découvrir la vérité sur le massacre de la place Tiananmen, perpétré par le régime chinois.

Dix ans plus tard, il faisait partie intégrante de la machine de censure contrôlée par le Parti communiste pour étouffer le cyberespace chinois.

" Au début, lorsque je travaillais là-dessus, je n’en pensais pas grand-chose car un travail est un travail ", raconte ce jeune homme avenant de 29 ans, en évoquant son passé avec légèreté, sans réclamer l’anonymat.

" Mais au fond, je savais que cela ne correspondait pas à mes valeurs éthiques ", explique-t-il depuis la Silicon Valley, berceau de la tech en Californie, où il vit désormais. " Et lorsque vous travaillez dans ce domaine pendant trop longtemps, (…) ces tiraillements internes deviennent de plus en plus forts. "

Son témoignage, celui d’un maillon de l’appareil de propagande chinois, est extrêmement rare.

Une grande partie de l’histoire dissimulée
Les applications telles que Twitter et Weibo sont fortement censurées par l’État chinois. (AFP)

 

 

Zeng a grandi avec internet. Né en 1993 dans la province de Guangdong (sud), sa première expérience avec l’informatique remonte à l’école primaire, lorsque son père a ramené un PC à la maison.

Ce qu’il découvre alors en ligne le stupéfait. " C’était comme un tout nouveau monde qui attendait que je l’explore ", se remémore-t-il.

À l’époque, la censure du gouvernement chinois reste imparfaite : de simples VPN permettent d’accéder à des informations taboues.

Parmi les fruits défendus, l’adolescent tombe sur " The Gate of Heavenly Peace ", un documentaire sur les manifestations étudiantes de la place Tiananmen de juin 1989.

Chars, armes semi-automatiques : Zeng est alors profondément choqué par la violente répression à l’encontre d’étudiants non armés, qui fera des centaines, voire des milliers de morts.

" C’est un événement tellement significatif et historique, mais personne ne nous en a jamais parlé, et vous ne pouvez même pas vous renseigner dessus sur l’internet chinois : cet épisode est effacé. "

" J’ai eu l’impression de faire face à un énorme mensonge, qu’une grande partie de l’histoire est dissimulée ", ajoute-t-il.

Comme beaucoup dans sa génération, Zeng a fait ses études à l’étranger, en Estonie. Après un diplôme en administration des affaires, son savoir-faire informatique le mène finalement chez Bytedance, la start-up créatrice du réseau social TikTok – Douyin sur le marché chinois -, rival de Twitter et Facebook.

" Au début, j’étais très enthousiaste parce que Bytedance est la seule entreprise qui a eu du succès hors de Chine ", explique-t-il.

" Ils ont TikTok, qui domine internet aux États-Unis et en Europe, et nous en étions très fiers. "

Intellectuellement stimulant, son travail lui rapporte 4.000 euros par mois, un salaire bien supérieur à la moyenne de Pékin.

Une censure aux limites floues
Le caricaturiste Wong Kei-kwan, à Hong Kong, fait face à la censure grandissante du parti communiste dans le territoire autrefois considéré comme un havre pour les libertés individuelles. (AFP)

 

 

Zeng fait alors partie d’une équipe qui met au point des algorithmes pour filtrer les contenus jugés indésirables par Bytedance.

Grâce à l’intelligence artificielle, ils examinent les images et les sons, à la recherche de choses interdites sur TikTok. Si le système repère un problème, il le transmet à l’un des milliers d’employés capables de supprimer une vidéo ou d’interrompre un live.

La plupart du temps, il s’agit de contenus censurés par toutes les plateformes – automutilation, pornographie, publicité non autorisée. Mais les sujets politiquement sensibles sont également ciblés.

Les photos de chars d’assaut, de bougies ou de parapluies jaunes – un symbole de protestation à Hong Kong – sont par exemples systématiquement censurées. Tout comme les critiques envers le président Xi Jinping ou d’autres dirigeants du Parti communiste.

Selon l’informaticien, Bytedance fait même plus qu’appliquer les règles volontairement vagues édictées par l’administration.

" En Chine, les limites sont floues. Vous ne savez pas précisément ce qui va offenser le gouvernement, alors parfois, vous allez au-delà et vous censurez plus sévèrement ", détaille-t-il. Bytedance en est ainsi réduit à " marcher sur des œufs ".

Jamais complète, la liste de la censure est souvent mise à jour après certains événements polémiques.

Une information filtrée, même sur la Covid-19
Toute critique envers le président Xi Jinping sur les réseaux sociaux est censurée par l’État chinois. (AFP)

 

 

Début 2020, le système a ainsi ciblé Li Wenliang, un ophtalmologue de Wuhan qui tirait la sonnette d’alarme sur une nouvelle maladie mortelle, qui allait bouleverser le monde : la Covid-19.

Les autorités ont passé sous silence les premiers rapports du médecin sur le virus.

" Des propagandistes sont passés à la télévision pour dire que ce médecin répandait de fausses informations ", raconte Zeng.

Mais lorsque le docteur Li a lui-même contracté le coronavirus, les internautes chinois étaient furieux.

" Tout le monde actualisait Twitter ou son fil Weibo (le principal réseau social chinois, ndlr) pour vérifier les dernières nouvelles " et naviguer entre rumeurs et démentis officiels. " De nombreux tweets ou posts Weibo ont été supprimés. "

" J’ai posté quelque chose comme +nous voulons la liberté de l’information. Plus de censure+, et ensuite mon compte Weibo a également été censuré ", raconte Zeng.

" À ce moment-là, j’ai eu l’impression de faire partie de cet écosystème. "

La mort de Li a été la goutte de trop pour l’informaticien. À partir de là, " j’ai senti que je ne pouvais plus faire ça ", lâche-t-il.

Il quitte alors son emploi et retourne dans sa ville natale, où il perfectionne ses compétences en codage, avant de s’inscrire à l’université Northeastern, qui a un campus en Californie.

Alors que Xi Jinping s’apprête à être nommé pour un troisième mandat record à la tête d’un gouvernement chinois de plus en plus nationaliste, Zeng est amer.

" Je pense que je ne pourrai pas retourner en Chine avant au moins dix ans ", avoue-t-il, estimant toutefois que " tout le monde est optimiste à long terme pour l’avenir de la Chine ".

Car " si vous regardez notre histoire, il y a toujours des idéalistes très courageux qui font changer les choses le moment venu. "

Avec AFP