L’Ukraine, ce \
Dans un énième coup de force, le maitre du Kremlin provoque un regain de tensions dans l’Est de l’Ukraine, faisant craindre une prochaine invasion du pays. Ici Beyrouth a contacté le politologue français spécialiste de la Russie Nicolas Tenzer et la journaliste d’investigation Natalia Antonova pour revenir sur les motifs de cette escalade.

Nicolas Tenzer est chargé d’enseignement à Sciences-Po Paris. Il préside le Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP) et dirige le bimensuel Desk Russie.


Natalia Antonova est une journaliste, analyste et chercheuse américano-ukrainienne résidant à Washington, spécialisée sur la Russie. Elle a notamment été éditrice pour BellingCat.

Ces derniers jours, le président Joe Biden a promis d’infliger à Vladimir Poutine « des sanctions comme il n’en a jamais vu », en cas d’invasion de l’Ukraine. Ces menaces américaines sont à la mesure des manœuvres militaires en cours dans l’est de cette ex-république soviétique. Des vidéos montrant des trains chargés de dizaines de chars d’assauts russes ont circulé sur les réseaux sociaux. Ceux-ci se dirigeraient vers la frontière ukrainienne. Historiquement et politiquement, quel rapport la Russie a-t-elle envers sa « petite sœur » ukrainienne ?

Selon Nicolas Tenzer, « il faut distinguer la Russie – qui n’a pas d’opinion unanime – et le régime russe qui pousse son récit selon lequel l’Ukraine a toujours été russe et que cela serait même le berceau de la civilisation russe. Poutine a encore réaffirmé dans un long texte il y a quelques mois que les Ukrainiens faisaient partie du peuple russe. Il considère d’ailleurs que tous les russophones font partie de la Russie, où qu’ils soient. Pour le Kremlin, l’Ukraine est au mieux un vassal, au pire une partie intégrante de l’empire qu’il entend reconstituer », analyse le politologue.



Des vidéos montrant des trains chargés de dizaines de chars d’assauts russes ont circulé sur les réseaux sociaux. Ceux-ci se dirigeraient vers la frontière ukrainienne. 

 

Momentum


Si le président russe a le sentiment qu’il peut avancer maintenant, sur quels leviers espère-t-il jouer ? «Je pense que deux facteurs sont à prendre en compte, explique N. Antonova. Premièrement, l’actualité liée au Bélarus. Poutine voit Loukachenko comme son bras droit et il se dit qu’il est actuellement malade, il souhaite que Poutine supervise la future transition entre lui et son fils. Poutine observe le Bélarus comme une province appartenant de facto à la Russie. Quand il y a de l’instabilité dans cette région, l’Ukraine devient otage de leur jeu. L’autre problème est que Poutine devient vieux. L’Ukraine est comme un projet inachevé pour la postérité de Poutine, d’où son acharnement pour "terminer le travail" après avoir annexé la Crimée», analyse l’auteure.

Nicolas Tenzer est chargé d’enseignement à Sciences-Po Paris. Il préside le Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP) et dirige le bimensuel Desk Russie. (Photo : UKrinform)

Pour Nicolas Tenzer, le maître du Kremlin teste la résolution des démocraties occidentales. «Il en est à nouveau tenté maintenant, car il considère que Joe Biden est relativement faible, qu’une partie de ses conseillers poussent à s’entendre avec le Kremlin et que le retrait des troupes d’Afghanistan rend une intervention forte des Etats-Unis improbable».

Si la politique américaine de retrait semble se confirmer de manière globale, les Européens pourraient être amenés à contrecarrer l’influence russe, notamment via l’Allemagne. Mais pour l’heure, cette perspective reste floue, comme le rappelle N. Tenzer : «Le nouveau gouvernement allemand n’a pas de position homogène sur la Russie : le SPD est traditionnellement complaisant, alors que les Verts, spécialement la nouvelle ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, ont une position dure. Nul ne sait certes s’il va continuer son invasion de l’Ukraine, mais il pense que la menace lui permettra d’arracher de nouvelles concessions».


Natalia Antonova est une journaliste, analyste et chercheuse américano-ukrainienne résidant à Washington, spécialisée sur la Russie. Elle a notamment été éditrice pour BellingCat. (Photo : Global Comment)

Mythes et dynamiques


Dans une tribune éloquente publiée par Foreign Policy, la journaliste d’investigation Natalia Antonova est revenue sur les mythes et stéréotypes russes envers les Ukrainiens. La propagande russe tend à montrer que l’Ukraine veut être conquise par la Russie, que l’Ukraine «doit être sauvée de son élite Judéo-Nazie», écrit l’auteure, qui développe son propos. «Les Ukrainiens, qui ont récemment élu un président juif, sont décrits comme ayant leur vie contrôlée par des nazis, des agents de George Soros (une cible régulière de l'antisémitisme) et d'autres scélérats».

Répondant aux questions d’Ici Beyrouth, N. Antonova explique que «les stéréotypes partagés entre les Russes et les Ukrainiens sont toujours très prégnants. Il existe une dynamique russe qui a poussé à attaquer l’Ukraine en 2014 en Crimée, sur base de ces stéréotypes. Les Ukrainiens sont considérés comme leurs cousins stupides et peu fiables», explique N. Antonova. «Pour la Russie, les Ukrainiens sont les bouffons du roi. Des bouffons qui doivent être pacifiés et mis sous contrôle permanent, coûte que coûte. Ces mythes ont donc une dimension politique, mais aussi ethnique qui vient alimenter cette dimension politique de contrôle et de présence permanente de la Russie en Ukraine».

Selon N. Tenzer, «nous devons défendre l’Ukraine, notamment en la mettant sous protection de l’OTAN : ce n’est pas parce qu’elle n’en est pas (encore) membre que l’OTAN ne peut la protéger. Il faut arrêter avec la mise en équidistance de l’agresseur et de l’agressé. Nous devons aussi renforcer les sanctions. Une liste de 35 personnes du premier cercle de Poutine a été proposée par la Fondation anti-corruption créée par Alexeï Navalny».

«Je rappelle régulièrement que, depuis 22 ans, Poutine a toujours gagné la guerre. Il a conquis des territoires (20 % de la Géorgie, annexion de la Crimée, invasion d’une partie du Donbass) et commis des crimes de guerre (Seconde guerre de Tchétchénie, Syrie, plusieurs autres pays où les milices Wagner sont aussi intervenues) sans réaction d’une ampleur suffisante – les sanctions actuelles sont beaucoup trop faibles – des Occidentaux », déplore l’analyste.

Grandeur, postérité et propagande


La propagande contre l’Etat ukrainien est alimentée depuis longtemps par les médias russes, bien avant l’annexion de la Crimée. «Une chaîne de télévision russe a recueilli le témoignage d’une femme expliquant que l’armée ukrainienne avait crucifié un enfant durant les opérations militaires actuelles dans l’est de l’Ukraine», relate la journaliste.

Dès qu’un conflit met en jeu la Russie, la guerre hybride est assurée par l’organe médiatique du Kremlin, RT (Russia Today). «La rédactrice en chef de RT, Margarita Simonian, est l’une de ces personnes qui s’en tirent malgré leurs mensonges récurrents, selon N. Antonova. Les gens comme elle sont très excités par le concept d’une guerre de haute intensité, d’une invasion de l’Ukraine de grande ampleur. Il y a quelques jours, les services russes placés à la frontière avait expliqué dans un reportage qu’un navire militaire ukrainien avait fait irruption dans les eaux russes. Simonian était si heureuse qu’elle a fait une série de tweets pour expliquer que le conflit allait bientôt éclater».

Au-delà du politique, l’enjeu est également idéologique pour le régime autoritaire russe. «Poutine aimerait bien récupérer l’Ukraine, car il n’accepte pas que des nations de son ancien empire soient indépendantes. Plus encore, il ne tolère pas des nations qui affirment leur destin européen et qui se battent pour les valeurs européennes», observe Nicolas Tenzer.

Natalia Antonova conclut que cette tentation hégémonique russe est partagée tous azimuts dans les sociétés concernées. «Certains pensent que le Bélarus, l’Ukraine et la Russie formaient autrefois un triumvirat et qu’ils devraient former un pays unique. Poutine veut s’assurer de sa postérité en allant dans ce sens. D’après ce que nous observons, il y a clairement des plans pour aller le plus loin possible en Ukraine, en prenant la capitale Kiev, et même au-delà. C’est un moment dangereux que tout le monde devrait scruter attentivement».

 
Commentaires
  • Aucun commentaire