Le gouvernement japonais a approuvé vendredi dernier une révision radicale de sa doctrine de défense pour tenter notamment de contrecarrer la puissance militaire chinoise et dans une moindre mesure nord-coréenne. Ce virage à 180° intervient également dans un contexte géopolitique régional de plus en plus tendu. L’annonce a automatiquement déclenché une avalanche de questions et de controverses.

 

Baptisée " stratégie de sécurité nationale ", la nouvelle doctrine de défense prévoit un renforcement drastique des moyens militaires et marque un tournant pour ce pays doté d’une Constitution pacifiste. Voici des éclaircissements sur la nature et le contexte de cette nouvelle doctrine:

Une décision controversée

Rédigée par l’occupant américain après la défaite du pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale et entrée en vigueur en 1947, la Constitution pacifiste japonaise ne permet pas à Tokyo de se doter d’une armée proprement dite. Par conséquent, tout renforcement significatif de la politique de sécurité nationale est sensible au Japon et pourrait provoquer de longs débats sur sa constitutionnalité.

Le Japon possède néanmoins des " Forces d’autodéfense " et son budget de la défense augmente régulièrement depuis des décennies. Mais il était plafonné jusqu’à présent à environ 1% de son PIB en vertu d’une règle tacite.

 

Ce plafond " était devenu le symbole d’une politique de sécurité du Japon exclusivement centrée sur l’autodéfense ", rappelle Naoko Aoki, experte du think tank américain Atlantic Council interrogée par l’AFP.

Le Premier ministre Fumio Kishida veut désormais hisser le budget de la défense à 2% du PIB d’ici 2027. Cependant une partie des moyens pour financer cet effort colossal dans un délai aussi serré n’est pas encore assurée et la perspective d’augmenter les impôts pour y parvenir a déjà fait polémique.

Une " capacité de contre-attaque "

C’est sans doute l’élément le plus marquant de la nouvelle doctrine japonaise: l’un des objectifs des dépenses militaires du Japon prévues d’ici 2027 (environ 300 milliards d’euros sur cinq ans, en hausse de 56% par rapport aux cinq années précédentes) serait d’acquérir une capacité de " contre-attaque " avec des armes pouvant cibler des sites de lancement de missiles ennemis, mais toujours considérées par le gouvernement japonais comme étant défensives.

Un missile de longue portée SM-6 fabriqué par l’entreprise américaine Raytheon.

Dans ce contexte, le Japon envisagerait d’acheter aux Etats-Unis jusqu’à 500 missiles de croisière Tomahawk, ainsi que des missiles de longue portée SM-6.

" Cela dépasserait ce que le Japon considérait traditionnellement comme nécessaire pour se défendre lui-même ", souligne Mme Aoki.

Tokyo estime que des " contre-attaques " sous certaines conditions ne violeraient pas sa Constitution, un débat ouvert au Japon depuis les années 1950. Le gouvernement a ainsi explicitement exclu de recourir à des frappes préventives.

Un système de défense antimissile nippon proche du Patriot américain.

Mais l’efficacité d’éventuels tirs de riposte du Japon serait toutefois très incertaine du fait des capacités militaires sophistiquées de la Chine et d’autres pays voisins, prévient James Brady, vice-président du cabinet d’études Teneo. " Rien que la Corée du Nord a récemment montré qu’elle disposait de types variés de plateformes mobiles de lancement, y compris sur route, voie ferrée et sous-marin ", relève-t-il.

Pourquoi le Japon agit-il maintenant?

Le Japon s’inquiète de plus en plus de la puissance militaire grandissante de la Chine, alors que Pékin hausse le ton sur Taïwan et a conclu cette année des alliances stratégiques avec les îles Salomon et Kiribati dans le Pacifique.

La Corée du Nord a aussi procédé à une vague record de tirs de missiles ces derniers mois, dont son missile balistique intercontinental (ICBM) le plus avancé à ce jour, tombé près du Japon en novembre.

L’imprévisible dictateur nord-coréen Kim Jong Un en compagnie de sa fille lors du lancement du dernier missile en date.

Les relations russo-japonaises sont quant à elles devenues glaciales depuis l’invasion de l’Ukraine lancée en février par le Kremlin et les sanctions contre Moscou adoptées par Tokyo à l’instar des capitales occidentales. Diverses manoeuvres aéronavales russo-chinoises ont par ailleurs eu lieu cette année à proximité du Japon.

Réactions

Sans surprise, Pékin, Pyongyang et Moscou devraient voir d’un mauvais oeil la nouvelle doctrine de défense japonaise.

La Chine est " fermement opposée " à cette politique qui " s’écarte de l’engagement du Japon en faveur de relations bilatérales et d’un consensus " avec Pékin et qui " contient des calomnies sans fondement contre la Chine ", a déjà critiqué mercredi le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères Wang Wenbin.

Le " Liaoning ", un des trois porte-avions chinois.

Le régime de Pékin soulève régulièrement le risque selon lui d’assister à un retour progressif de l’expansionnisme nippon, qui a duré de la fin du 19ème siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale et dont la Chine fut l’une des principales victimes. Mais Tokyo y voit plutôt " la dernière étape en date d’une lente et graduelle normalisation " de sa position en matière de défense, selon M. Brady.

Une majorité de la population japonaise est favorable au renforcement des moyens de défense du pays, selon des sondages. Et les États-Unis ont salué une politique qui devrait encore intensifier la coopération militaire entre les deux pays alliés.

Les changements attendus

Mise à niveau de missiles: Le Japon souhaiterait également déployer plus de 1.000 missiles de croisière de longue portée en améliorant notamment ses missiles anti-navire Type-12, montés sur camion et développés par le groupe japonais Mitsubishi Heavy Industries (MHI) mais dont la portée actuelle ne dépasse pas les 200 km.

 

L' "armée de terre d’autodéfense japonaise " lors d’un exercice militaire.

Tokyo songe aussi à développer des missiles hypersoniques qui volent à une vitesse cinq fois supérieure à la vitesse du son (Mach 5).

La construction d’environ 130 nouveaux dépôts de munitions sur son territoire est envisagée d’ici à 2035 pour accueillir des missiles de " contre-attaque " et d’autres armements.

Par ailleurs, face à la présence grandissante de Pékin dans les mers, le Japon devrait significativement renforcer sa présence militaire dans ses îles les plus méridionales, les plus proches de Taïwan et de la Chine continentale.

Des " Monsters ", ou limousines ultra-blindées du président des USA, Joe Biden, lors de sa visite à Tokyo.

Tokyo triplerait ainsi le nombre de ses unités de Forces d’autodéfense équipées de capacités d’interception de missiles balistiques. Selon des médias locaux, le gouvernement nippon prévoit aussi de faire passer de 2.000 à 3.000 le nombre de ses soldats stationnés dans le département d’Okinawa, à la pointe sud-ouest de l’archipel.

Autre changement important: les Forces terrestres, maritimes et aériennes d’autodéfense du Japon devraient être placées d’ici cinq ans sous un commandement unifié afin de répondre plus rapidement aux situations d’urgence.

Dans cette optique, l’utilisation par les militaires des ports et des aéroports civils du pays devrait aussi être facilitée même en temps de paix. Le Japon souhaite par ailleurs améliorer sa coordination avec son allié américain pour mieux se préparer à une crise potentielle à Taïwan.

Le 9 décembre dernier, le Japon, le Royaume-Uni et l’Italie ont annoncé le projet d’un nouvel avion de combat d’ici à 2035, baptisé GCAP (Global Combat Air Programme).

De nouvelles unités spécialisées des Forces d’autodéfense devraient être créées, en charge des drones et de la cyberguerre. Les capacités de collecte d’informations et de réactions aux armes de haute technologie, comme les bombes planantes et les armes hypersoniques, seraient également améliorées.

Le Japon va enfin développer un avion de combat de nouvelle génération d’ici 2035 avec le Royaume-Uni et l’Italie.

Roger Barake avec AFP