Surnommé le Panzerkardinal, le Pape Émérite Benoît XVI vient d’être inhumé. Son image de marque demeure celle d’un homme dont l’humanisme intégral demeure incompris. Timide et humble, il se distinguait par l’immensité de son savoir et par la rigueur inflexible de sa réflexion, ce qui ne le mettait pas à l’abri de maladresses. Puits de science et de culture, Joseph Ratzinger réalisait en lui-même la synthèse harmonieuse du plus éminent théologien catholique Thomas d’Aquin, et du plus grand humaniste de la Renaissance, Enea Silvo Piccolomini, le pape Pie II. L’histoire saura-t-elle lui rendre justice?

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L’opinion publique ne retient malheureusement de Joseph Ratzinger, ou Benoît XVI, que deux moments de sa carrière d’intellectuel exceptionnel et d’homme d’église conscient de sa mission de service. On ne cesse de poursuivre la polémique autour de son discours du 12 septembre 2006 connu sous le nom de "controverse de Ratisbonne". De même, on l’accuse sans ménagement d’intégrisme traditionaliste à cause de sa lettre en motu proprio du 7 avril 2007, Summorum Pontificum, par laquelle il voulait rétablir la paix liturgique au sein de l’église latine. Les dérives intégristes de certains milieux traditionalistes amèneront l’actuel Pape François à en revoir les conditions d’application dans son motu proprio du 4 décembre 2021, Traditionis Custodes, afin de prévenir les risques de déstabilisation des acquis du Concile Vatican II. Il appartient aux historiens de démêler l’écheveau complexe de ces polémiques. La figure de Benoît XVI demeure cependant celle d’un grand esprit au savoir vaste et étendu. Homme timide et humble, il consacra, conformément à ses convictions, toute sa vie au service des trois piliers de l’Église : le témoignage pour la vérité, la mission sacramentelle de la liturgie et surtout la diakonia ou service de la charité. Bref, il s’est toujours voulu un "serviteur inutile", à l’image de tous les grands hommes, ce qui éclaire son abdication en 2013, comme avait fait jadis son prédécesseur Célestin V (1210-1296).
Dans le domaine socio-politique, on retiendra deux moments-clés de son pontificat. D’une part, son discours au monde de la culture, prononcé à Paris au Collège des Bernardins le 12 septembre 2008, et qui sidéra littéralement les intellectuels de tout bord. D’autre part, son discours au monde politique et diplomatique prononcé au Palais présidentiel de Baabda au Liban le 15 septembre 2012, lors de son dernier voyage officiel qui précéda son abdication. Le discours de Baabda constitue en quelque sorte son testament politique.

Le discours des Bernardins (12/09/2008)
Sans doute un des monuments de l’humanisme intégral, par lequel Benoît XVI révèle l’étendue de sa réflexion qui embrasse toute l’histoire de la pensée occidentale. Il part d’un constat qu’avait fait avant lui le théologien Henri de Lubac, celui du "drame de l’humanisme athée" tel qu’il émergea au XVIII° siècle dans le contexte de l’Aufklärung (philosophie des Lumières). Récusant l’humanisme athée anthropocentrique, Ratzinger est loin de vouloir revenir à l’humanisme théocentrique du Moyen-Âge, et ce en mettant l’accent sur la valeur éminente du travail humain. L’homme n’est ni esclave servile ni rival acharné de Dieu. Aux Bernardins, Benoît XVI affirme que "le travail et la détermination de l’histoire par l’homme sont une collaboration avec le Créateur". Précisant sa pensée, il poursuit : "Là où cette mesure vient à manquer et là où l’homme s’élève lui-même au rang de créateur déiforme, la transformation du monde peut facilement aboutir à sa destruction". Tout est dit. L’homme est supérieur aux anges grâce à sa corporéité qui lui permet de maîtriser les forces du chaos. Sans le souci de la transcendance, cher à Ratzinger, l’homme n’a plus qu’à se laisser aller à vouloir dominer et posséder, incestueusement, cette Mère-Nature. Par le travail de sa raison et de ses mains, l’homme participe à l’œuvre créatrice de ce dieu auquel il ressemble. L’homme dans le monde s’abreuve à deux sources : la culture du travail et la culture de la parole c’est-à-dire de la raison. Face à la nature, cette dernière n’est plus l’implacable Mère-Nature mais la compagne de l’homme sur les sentiers de l’histoire que le travail humain ne cesse d’aménager grâce à la Raison et aux outils qu’elle forge. Ceci rejoint la révolution opérée par la pensée scientifique de pointe, surnommée La Nouvelle Alliance  par Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, qualifiant ainsi les rapports entre l’esprit humain et le réel qu’il contemple. Le discours des Bernardins se veut également une nouvelle alliance entre l’homme et Dieu. Tel est le profil premier de l’humanisme intégral qu’on décèle chez J. Ratzinger. Un humanisme réconcilié avec l’ensemble de la création et avec lui-même ; un humanisme ouvert à la transcendance et rationnel, vivant et dynamique ; un humanisme efficient, œuvrant en faveur du bien commun aux hommes et de la dignité de tout un chacun. L’homme n’est plus un étranger dans un monde inintelligible où il aurait émergé par un hasard fortuit et arbitraire.

Le Discours de Baabda (15/09/2012)
Cet humanisme intégral est au cœur même du discours que Benoît XVI prononça le 15 septembre 2012 au Palais présidentiel de Baabda lors de son voyage officiel au Liban, le dernier de son pontificat. Cet humanisme, réconcilié avec la transcendance, se révèle être le fondement même du politique et la condition requise pour l’instauration de la paix dans les régions secouées par la violence. Ce discours est fondateur de l’ordre politique comme organisation de l’espace de l’homme afin que la personne humaine puisse, de sa conception à sa mort, atteindre ses fins naturelles et préparer ses fins surnaturelles. C’est un plaidoyer vibrant et exemplaire, unique depuis le Discours sur la dignité de l’homme, de Pic de la Mirandole, en faveur d’un humanisme authentique et retrouvé qui ne met pas l’homme et Dieu dans un face-à-face belliqueux comme le fait l’humanisme athée. C’est là que réside la nouveauté qui devrait constituer une plateforme de dialogue entre la modernité occidentale en plein désarroi et un Islam en pleine turbulence. Le public, présent à Baabda ce jour-là, a eu le privilège de découvrir en primeur une synthèse exceptionnelle de la conception de la dignité inaliénable de la personne humaine comme fin en soi.
Il est quasi certain que la caste politique libanaise, inculte par définition, ne peut pas saisir la teneur d’une telle pensée centrée sur la finitude et la dignité de toute personne humaine. "[…] les différences culturelles, sociales, religieuses, doivent aboutir à vivre un nouveau type de fraternité, où justement ce qui unit est le sens commun de la grandeur de toute personne […] Là se trouve la voie de la paix". Son refus de toute violence, verbale et physique, se justifie parce qu’elle est toujours "une atteinte à la dignité humaine, celle de l’auteur comme celle de la victime". La logique de la force, au nom de droits de telle ou telle confession ne peuvent être, dès lors, que l’expression du mal. Ce dernier "n’est pas une force anonyme qui agit dans le monde de façon impersonnelle (…) Le mal passe par la liberté humaine (…) Il cherche un allié, l’homme". Prônant une culture du bien et de la paix, à travers le pardon qui se donne et qui se reçoit, il prévient que "l’inaction des hommes de bien ne doit pas permettre au mal de triompher. Il est pire encore de ne rien faire".
Il clôture en exhortant son auditoire à tout mettre en œuvre pour protéger "ces quelques réflexions sur la paix, la dignité de la personne, les valeurs de la famille, le dialogue" qui ne sont pas "de simples idéaux énoncés […]. Le Liban est appelé, maintenant plus que jamais, à être un exemple".
Dix ans plus tard, ces paroles demeurent lettre morte aux yeux des responsables libanais, chrétiens inclus, uniquement préoccupés de force, de vengeance, de clanisme tribal et de droits narcissiques de groupes confessionnels.
L’homme politique libanais serait-il devenu, auourd’hui, l’allié privilégié du mal évoqué par ce grand esprit qu’était Benoît XVI ?

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