Dans une scène devenue virale sur les réseaux sociaux, Vladimir Poutine s’en prend à son vice-Premier ministre Denis Valentinovich Mantourov. En Russie, c’est une manière très familière de s’adresser à une personne en évoquant le nom de son père: " Monsieur le vice-Premier ministre Valentinovitch! (fils de Valentin), pour vous tout est prêt, mais je ne vois pas de contrats "… "Pourquoi jouez-vous à l’imbécile? "! Si une scène pareille est, assez, rare en Occident, elle était surtout l’apanage de certains dictateurs comme Saddam Hussein ou Idi Amin Dada.

 

Cette sortie, en direct à la télévision, rappelle un autre fait d’arme du président russe. Le 21 février 2022, Poutine avait convoqué les membres du Conseil de sécurité de la fédération à une réunion extraordinaire pour " demander leur avis " concernant l’indépendance des régions ukrainiennes de Donetsk et de Lougansk. Le chef du SVR, le Service des renseignements extérieurs de la fédération de Russie, Sergueï Narychkine, tremblotait et hésitait face aux questions de son président. Celui-ci n’a pas tardé à user de son sarcasme. C’était trois jours avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, et Narychkine évoquait déjà l’annexion de ces territoires de l’est ukrainien…

En vrai apparatchik ayant égoutté les mamelles soviétiques, Poutine devait trouver un nouveau responsable face à l’échec militaire. Mais, choisir son chef d’état-major pour diriger les opérations en Ukraine montre l’impatience et le désarroi du président face à une guerre qu’il n’arrive pas à gagner. D’aucuns évoquent la fragilité du commandement russe en proie à des exigences irréalisables ou la promesse d’une prochaine offensive majeure. Certains vont jusqu’à évoquer des intrigues de palais.

Si l’hiver russe a historiquement sauvé le pays face aux armées nazies ou napoléoniennes, c’est la première fois qu’il se retourne contre la Russie.
Un chef d’état-major sur le terrain

En Russie ou ailleurs, il est rarissime de désigner un chef d’état-major, Valéri Guerassimov conserve cette fonction, sur une seule opération. Celui qui coordonne, anticipe, évalue la menace globale, ne peut être celui qui commande sur le terrain. " La dernière fois que c’est arrivé, c’était en 1941 pendant l’invasion nazie ", se souvient un analyste moscovite sous couvert de l’anonymat.

Le général Sergueï Sourovikine, ci-devant commandant des opérations russes en Ukraine.

Nommé fin octobre, le redouté Sergueï Sourovikine n’aura pas duré trois mois. Il est relégué au rang de numéro deux, derrière Valéri Guerassimov, qui trône au sommet de la hiérarchie militaire russe depuis dix ans.

Guerassimov, numéro deux dans la hiérarchie militaire derrière le ministre de la Défense, porte la valise nucléaire. " Est-ce qu’il va l’emmener avec lui " en Ukraine ? ironise-t-il. Pour lui, cette nomination " viole toutes les règles existantes " du commandement militaire. Une décision qui révèle que " les choses ne se passent pas comme prévu ".

Poutine et son chef d’état-major, Valéri Guerassimov, désormais responsable des opérations russes en Ukraine.

Car près de onze mois après le début de l’invasion, la Russie ne peut que constater son enlisement.

Actuellement, les villes de Bakhmout et Soledar, font l’objet de combats acharnés. " Ce n’est pas cohérent de changer le chef des opérations en pleine bataille ", estime pour l’AFP Tatiana Kastouéva-Jean, chercheur sur la Russie à l’Institut français des relations internationales (IFRI). " Cela déséquilibre toute la hiérarchie, de haut en bas. Cela ne peut pas être un bon signal ".

Le général Valéri Guerassimov (à droite), numéro deux dans la hiérarchie militaire derrière le ministre de la Défense Sergueï Choïgou (à gauche), a l’insigne honneur de porter la valise nucléaire.
Une offensive en préparation?

Les experts convergent à voir dans cette décision le signe d’une accélération de l’opération russe. Une offensive est évoquée depuis plusieurs mois et l’hypothèse d’une nouvelle mobilisation n’est pas exclue, après une première en septembre de quelque 300.000 hommes.

Le Kremlin a organisé en grande pompe des célébrations de l’annexion des quatre régions ukrainiennes occupées pendant que l’armée russe perdait du terrain et des troupes en Ukraine. (AFP)

" Il est évident que ce remaniement signifie qu’il y a des projets d’extension de l’échelle des combats ", affirme l’expert militaire russe indépendant Alexandre Khramtchikhine, pour qui le but est bien de " libérer " les régions que revendique la Russie (Lougansk, Donetsk, Kharkiv et Zaporijia).

Pour Mark Galeotti, du think-tank britannique Royal United Services Institute (RUSI), cette décision est la " confirmation, s’il en était besoin, que de sérieuses offensives sont à venir et que Poutine admet que la mauvaise coordination est un problème ".

L’éternelle question russe: À qui la faute?

Que pouvait faire le général Sourovikine en moins de trois mois ? Quels torts lui attribuer ? Comment justifier la valse des chefs d’une armée structurellement inefficace ? Les experts pointent l’impatience et l’opacité de l’homme fort du Kremlin.

Le général Sergueï Sourovikine avait reconnu, à l’époque où il avait été nommé chef des opérations russes en Ukraine, que la situation y était " tendue " pour son armée et averti qu’il ne craindrait pas de prendre une " décision très difficile ". (AFP)

En l’absence de succès militaires récents, Poutine constate le dénigrement croissant des performances de son armée, qui convoque les " éternelles questions russes : à qui la faute? et que faut-il faire? ", résume sur Twitter Tatiana Stanovaya, spécialiste des élites russes.

Mais la nomination de Guerassimov n’y répond pas. " Tout le monde a l’air sous le choc : les hommes de Prigojine (le patron du groupe paramilitaire privé Wagner, ndlr), les correspondants militaires et l’armée. Un grand nombre de gens très informés semblent ne pas comprendre non plus la substance de cette décision ".

Poutine et Prigojine, " le cuisinier du Kremlin " et fondateur du groupe Wagner.

Certains évoquent le choix d’envoyer en Ukraine un homme à la fidélité indiscutable. Mais pour Mark Galeotti, " si vous n’arrêtez pas de nommer, faire tourner, griller vos étoiles, fixer des exigences irréalistes et les rétrograder arbitrairement, cela ne génèrera pas de la loyauté. "

Intrigues de palais

En changeant encore de direction militaire, Poutine ne calmera pas le doute qui habite une partie des élites de Moscou et de l’opinion russe.

Le ministère russe de la Défense a publié le 12 janvier des images montrant Oleg Saliukov, commandant en chef des forces terrestres russes, arrivant à Minsk avant des inspections des logements et des terrains d’entraînement où les forces russes et biélorusses mènent des exercices de combat conjoints, selon le ministère. Depuis que la Biélorussie a annoncé la création d’une force conjointe avec Moscou à l’automne 2022, une réouverture de la ligne de front est crainte dans le nord de l’Ukraine.

Aujourd’hui monte " un mécontentement sur pourquoi nous n’avons pas gagné cette guerre ", admet Alexandre Khramtchikhine, qui accuse " les mauvaises estimations au début " du conflit. Estimations, de fait, validées par Guerassimov…

Et bien des analystes voient dans cette nouvelle volte-face le signe d’intrigues de palais. " La bataille de la communication autour de Soledar montre que chacun, l’armée comme Wagner, tente de tirer la couverture à lui et de s’attribuer les mérites ", estime Tatiana Kastouéva-Jean.

" Il y a tout dans cette histoire : luttes intestines, luttes de pouvoir, jalousie ", tranche Dara Massicot, expert de la Rand Corporation à Washington.

Pour reprendre la main, le président russe Vladimir Poutine s’appuie sur deux alliés aux postures quasiment opposées: l’Iran des mollahs et le Bélarus d’Alexandre Loukachenko (Photo).

Georges F. Haddad, avec AFP