Interview décryptage avec Georges Estievenart

   

 

 

Si la religion est l’opium du taliban, celui du pavot lui est strictement interdit et la fatwa de prohibition de sa culture prononcée en 2000, à l’apogée de leur premier émirat, par leur chef suprême le mollah Omar avait entraîné un effondrement de la production, peu avant que ne s’effondre leur propre régime. Vingt-et-un ans plus tard, la production n’a jamais été aussi importante, estimée à 6800 tonnes d’opium en 2021, la base de 85% de la production mondiale d’héroïne. Soucieux de leur image internationale et avides de reconnaissance diplomatique, les talibans ont déclaré la fin du narcotrafic à leur arrivée à Kaboul fin août. Faut-il les croire? Ex-directeur de l’Observatoire européen des drogues et toxicomanie, aujourd’hui chercheur Associé à " Institut Prospective et Sécurité en Europe " (IPSE) Georges Estievenart suit de près le dossier et livre son expertise à Ici Beyrouth.

 

Quel est le rapport des talibans au trafic de l’opium, drogue interdite par leur morale religieuse ?

Nous pouvons d’ores et déjà avoir la certitude que les talibans maîtrisent l’économie de l’opium et en profitent depuis plus de vingt ans. De 2001 à 2021, les zones où les récoltes ont le plus augmenté correspondent aux zones où ils étaient le plus implantés, dans les provinces de Kandahar et du Helmand. Et ils devraient encore profiter des abondantes récoltes de juillet qui, pour la cinquième année consécutive, excèdent les 6000 tonnes, un record si l’on excepte les 9000 tonnes produites en 2017.

 

Justement, ils n’étaient pas aux commandes en 2017 et, sous le premier émirat, la production a chuté…

Ils n’étaient pas aux commandes à Kaboul en 2017 mais ils contrôlaient alors les principales régions de production et de transformation. Quant à la baisse de la production des années 2000-2001, il faut la remettre dans son contexte : les talibans qui cherchaient leur normalisation diplomatique ont voulu donner des gages à la communauté internationale dont la préoccupation majeure en Afghanistan était qu’il était le centre mondial de production de l’héroïne. Une fatwa interdisant la culture du pavot a donc été émise en juillet 2000 par le mollah Omar et appliquée efficacement. Mais le 11 septembre 2001 a rendu vain cet effort : chassés de Kaboul, les talibans ont renoué avec leur modèle économique et la production est repartie de plus belle dès 2002 dans le sud et le sud-ouest.

 

Ayant aujourd’hui plus besoin que jamais de la reconnaissance internationale, n’ont-ils pas déclaré qu’ils lutteraient contre le trafic ?

Certes ils vont devoir faire des concessions s’ils veulent être reconnus, mais ils ont déclaré beaucoup de choses, dans les domaines des droits de l’homme et de l’inclusivité politique notamment, qui n’ont aucune traduction concrète. Comment pourraient-ils se passer des revenus du trafic alors qu’ils subissent une pression financière absolue ? Ils ont besoin d’argent frais mais l’économie, déjà sous-développée, est au point-mort et le secteur minier, dont on dit qu’il pourrait rapporter 10 milliards de dollars par an, mettra des années à devenir productif s’il trouve des investisseurs. Il ne leur reste donc que l’aide internationale – 20% du PIB avant leur prise du pouvoir – qui est bloquée, et l’opium. A l’heure où 75% de la population vit sous le seuil de pauvreté, ils ne peuvent pas se passer de cette ressource qui représente autour de 10% du PIB. Et la culture du pavot fait vivre 900 000 familles, soit 10% de la population, selon l’Onu. Les tentatives de cultures de substitution comme celles du blé ou du safran ont échoué car nettement moins rentables. Les talibans vont donc probablement multiplier les déclarations de bonnes intentions tout en laissant faire et en taxant. Les chiffres de la récolte de juillet prochain diront si ces déclarations auront été sincères ou non. A mon sens, ils ne peuvent se passer de cette ressource facile à l’heure où ils n’ont guère d’autres moyens.

 

La lutte contre le trafic d’héroïne venant d’Afghanistan est-elle une priorité pour la communauté internationale ?

Les statistiques montrent que l’augmentation de la production entraîne la hausse de la consommation et le trafic des dérivés de l’opium afghan est une préoccupation majeure pour l’Europe, qui est à la fois le marché où s’écoule l’essentiel de la production et l’ensemble le moins structuré pour l’empêcher. De plus, les Européens sont absents du terrain depuis le départ de l’Otan d’Afghanistan en 2014. Mais la lutte contre le trafic afghan n’est pas une priorité pour les Américains, même s’ils déclarent le contraire : leurs préoccupations se concentrent sur les opiacés de synthèse produits dans les laboratoires mexicains. En outre, depuis l’occupation soviétique, les services américains ont incité les groupes insurgés à se financer par la culture du pavot et se sont retrouvés en 2001 dans la position difficile de devoir freiner une tendance qu’ils encourageaient depuis 20 ans. Concrètement les Américains n’ont rien fait les deux décennies suivantes en Afghanistan. Au contraire, c’est sous leur occupation que la production a culminé, en 2017, ce qui n’est pas sans rappeler la stimulation de la production et de la diffusion de la drogue dans les années 1960 par la présence de l’armée américaine au Vietnam.

 

La production d’opium afghan en chiffres (Rapport 2020 de l’Unodc)

2019 Evolution depuis 2019 2020
Surfaces de culture du pavot à opium 163,000 ha (149,000 – 178,000) +     37% 224,000 ha (202,000 – 246,000)
Nombres de provinces touchées 21 sur 34 +1 22 sur 34
Surface éradiquée 21 ha indisponible indisponible
Potentiel de production indisponible indisponible 6300 tonnes

(entre 5400 et 7200)

Prix moyens de l’opium frais à la ferme 52 USD/kg -18% 42 USD/kg
Valeur totale de la production à la sortie de la ferme  

indisponible

 

indisponible

350 millions USD

(300 – 400 m. USD)

 

 

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