16 avril 1996. Au deuxième jour des audiences de la Commission vérité et réconciliation chargée d’enquêter sur les crimes commis sous l’apartheid, Desmond Tutu plonge sa tête couverte de sa fameuse calotte violine dans ses mains et fond en larmes.

Face à lui, un ancien détenu politique de la célèbre prison Robben Island, Singqokwana Ernest Malgas, en chaise roulante.A l’archevêque qui préside la Commission (TRC), il raconte les tortures infligées par la police. Pendu par les pieds, un sac sur le visage, le corps suspendu…

Pour la première et unique fois de sa longue carrière d’homme public, Desmond Tutu craque, en direct, devant les caméras.

" Ce n’était pas juste ", dira-t-il plus tard. " Les médias se sont focalisés sur moi au lieu de se concentrer sur les sujets légitimes ".

De 1996 à 1998, les audiences de la TRC ont saisi d’effroi tout le pays. Réunis tous les dimanches soir devant une télé ou autour d’une radio, les Sud-Africains suivent le compte rendu hebdomadaire, souvent insoutenable.

Beaucoup découvrent l’horreur et la brutalité du régime raciste blanc, tombé en 1994 avec l’élection présidentielle de Nelson Mandela.

Pendant deux ans, militants noirs et fonctionnaires de l’appareil sécuritaire blanc, tortionnaires, victimes et proches de disparus défilent à la barre de la Commission.

Le " président " Tutu écrira dans son épais rapport en sept volumes avoir voulu en faire un " espace où les victimes pouvaient partager l’histoire de leur traumatisme avec la nation ".

Le principe de la TRC est révolutionnaire. Bourreaux et donneurs d’ordre qui le souhaitent y avouent leurs crimes. En échange, ils obtiennent une amnistie. Mais à une condition. Le président Tutu insiste pour que la réconciliation et le pardon ne soient accordés qu’après révélation pleine et entière des faits.

Contrairement aux juges du régime nazi, ceux de l’apartheid ne sont pas là " pour juger de la moralité des actions commises, mais pour agir telle une chambre d’incubation, en vue de la guérison nationale, la réconciliation et le pardon ", plaide Desmond Tutu.

La pilule est très dure à avaler pour nombre d’observateurs et de victimes. Mais Tutu réfute une justice qui ne serait conçue que comme " une vengeance et une punition par nature ".

Lui prône " une justice qui ne s’intéresse pas tant à punir qu’à corriger les déséquilibres et rétablir des relations brisées ".

" Quelle que soit la douleur de l’expérience, les plaies du passé ne doivent pas suppurer ", insiste-t-il. " Elles doivent être ouvertes. Nettoyées. Et il faut y appliquer du baume pour qu’elles guérissent ".

Sa vision est loin d’être partagée. " Certain ont jugé que l’amnistie était bon marché ", a déploré l’ex-commissaire de la TRC Dumisa Ntsebeza, proche de Tutu. " Comment ça, bon marché? Simplement parce que les gens n’allaient pas en prison? ", s’emportait l’avocate auprès de l’AFP en 2015.

" Dans une démarche d’amnistie, vous dites ce que vous avez fait et en détail. Cela sort de votre bouche. Ca ne partira plus. C’est une condamnation à vie ".

Mais la vision défendue par Tutu, d’un pays qui sortirait grandi des séances de psychanalyse collective imposées par sa Commission, a rencontré ses limites.

Après la publication de son rapport, le gouvernement n’a suivi que peu de ses recommandations.

Aucune des personnes exclues du champ de l’amnistie, faute d’avoir révélé la totalité de ses actes ou prouvé que ses crimes étaient politiquement motivés, n’a été poursuivie devant un tribunal. Et les officiers ou cadres qui ont choisi de ne pas passer aux aveux n’ont pas non plus été traduits en justice.

Quant aux autorités, elles n’appliqueront jamais la taxe sur la richesse proposée par la TRC pour réduire les inégalités abyssales qui, trente ans après la chute de l’apartheid, continuent à miner la société sud-africaine.

Desmond Tutu ne s’est pas privé de leur reprocher, sans détour. " La façon dont on gère la vérité une fois qu’elle a été dite définit le succès du processus. C’est là que nous avons tragiquement échoué ", a-t-il amèrement regretté en 2014.

L’Afrique du Sud était un patient malade, mais son gouvernement a refusé de lui prescrire un traitement plus lourd avant sa complète guérison, écrira-t-il. " Notre âme en reste très troublée ".

Ses proches sont moins durs avec l’oeuvre de la Commission. " Elle est inachevée ", reconnaît Dumisa Ntsebeza. " Mais je pose la question: peut-on imaginer une Afrique du Sud sans elle ? ".

AFP

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