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Le récent imbroglio du samedi 24 juin 2023 en Russie fera encore couler beaucoup d’encre. Le halo d’opacité qui entoure cette journée inintelligible, est révélateur d’un fait nouveau dans notre monde éclaté. On a l’impression qu’à la géographie politique traditionnelle se superpose une réalité insaisissable, celle de "frontières invisibles" qui circonscrivent des acteurs indéfinissables, étatiques et non étatiques, mus par la gloutonnerie du pouvoir, où la loi de la pègre semble dominer des États mafieux. Le Liban actuel relève de cette catégorie.

Les deux frères ennemis V. Poutine et E. Prigozhin

Qui a perdu qui a gagné en Russie, en ce 24 juin, journée de la Saint-Jean d’été ? À la tombée du jour, il devenait de plus en plus évident que nous nous trouvions face à une règle du jeu inhabituelle. Un ancien truand, E. Prigozhin, marche sur Moscou depuis les rives du Don, avec une armée de mercenaires-miliciens. Soudain, il rebrousse chemin et fait marche arrière à 200 kms du but.
L’ancien empire de l’URSS a sombré depuis longtemps. L’opinion publique pensait que la Fédération de Russie, sous Poutine, avait su conserver l’aura du vieil empire des tsars et des soviets. La journée du 24 juin a révélé quelque chose d’inédit. Les événements de Russie n’étaient pas vraiment un pronunciamiento ou un putsch. Ils ne semblaient pas être non plus une rébellion socio-politique, ou un complot séditieux. Étaient-ils un règlement de comptes ? Si oui, entre qui et qui et, surtout, pourquoi ? Était-ce un conflit personnel entre MM. Poutine et Prigozhin ? Quel en est le contentieux ? On a beaucoup parlé d’argent et d’oligarques. On a surtout énormément évoqué une certaine logique des mafias voire la  "Gangs of New-York / Loi de la pègre ", pour reprendre le titre du célèbre film de James Cruze (1938).

" Gangs of New York " (Loi de la Pègre) film de James Cruze (1938)

Bref, les différents observateurs ont eu l’impression que la Fédération de Russie n’est pas vraiment un bloc d’airain comme le fut jadis l’URSS de Staline. Le pouvoir central au Kremlin, s’il n’a pas vraiment vacillé, a néamoins révélé une façade lézardée. Ce pouvoir dictatorial actuel au Kremli n’a pas de fondement idéologique, à l’image du "centralisme démocratique" du marxisme-léninisme de jadis. Le régime "poutinien" est surtout apparu comme celui d’intérêts particuliers, aux mains de Vladimir Poutine et du cercle étroit de ses proches collaborateurs.
Derrière la façade fissurée, on avait l’impression que les structures étatiques sont une coquille vide que manipulent des intérêts qui transcendent les frontières visibles de l’État. Vu de Beyrouth, un tel constat ne surprend personne, l’État libanais étant aujourd’hui dominé par un réseau d’associations de malfaiteurs. Le phénomène n’est pas spécifiquement libanais. Le monde d’aujourd’hui n’est plus seulement régi par l’interaction des intérêts d’États souverains. D’autres acteurs, se mouvant à l’intérieur de frontières invisibles, sont parfois plus puissants que les États nationaux. Toute analyse géopolitique devrait pouvoir, aujourd’hui, démasquer ces acteurs dissimulés. Jean-François Gayraud, dans Le Monde des mafias, constate "Car il s’agit bien ici de masques: des apparences politiques dissimulant bien souvent des réalités criminelles".
Dans un monde globalisé, soumis aux dérégulations diverses, de quelle marge de manœuvre dispose encore l’État de droit, réputé souverain dans ses frontières westphalienne? Dans La Géographie à la poursuite de l’histoire, Pierre George fait part d’une précieuse intuition: "Les actions politiques et économiques banales sont (…) commandées par de nouveaux empires invisibles, sans contours matériels et juridiques […] Selon les opportunités, ils se recommandent d’une raison sociale ou d’une couverture politique". Il serait superflu de dire combien le Liban est conforme à une telle analyse. La règle du droit est remplacée par la logique de la pègre qui se revêt, avec une vulgarité obscène, d’un simulacre de légalité assujettie aux intérêts de "pouvoirs occultes et clandestins" dont la promiscuité "pourra produire du conflit mais aussi et surtout de la coopération". Il suffit de remplacer "conflit d’intérêts" par "discorde/fitna" et " coopération " par "dialogue/compromis/tafahom" pour qualifier le Liban actuel, où ces mécanismes sont quotidiennement vécus comme faits politiques.
La surprise de taille, révélée par le samedi 24 juin, c’est que la Russie de Poutine semble obéir aux mêmes règles occultes que le petit Liban, otage de réseaux des mafias, de la pègre et de la truanderie. On pourrait en dire autant d’autres puissances du monde, grandes et moins grandes, dont le système politique tolère, quand cela l’arrange, certaines cohabitations significatives tant avec les mafias locales qu’avec certaines "organisations criminelles transnationales " (OCT).
Et c’est dans cette cohabitation qu’on a pu discerner, en ce samedi 24 juin, la subtile distinction entre "mafia" et "pègre". Une mafia est un groupe social hiérarchisé et rigoureusement ordonné, toujours lié à un lieu. Ce groupe est régi par un code d’honneur basé sur la domination absolue d’un parrain, sur le silence et surtout l’obéissance tout aussi absolue du membre. Elle n’est pas "criminelle" par nature, mais elle le devient selon les circonstances. Elle est soucieuse de protéger un certain ordre social, de type plutôt rural même si elle évolue en milieu urbain. Quant à la pègre c’est, en principe, une association de voyous, truands et malfrats sans foi ni loi autre que l’intérêt du butin. Prigozhin est apparu comme un richissime chef de pègre, alors que Poutine campait plutôt le rôle du parrain-en-chef atteint dans la dignité de son statut parce qu’un de ses obligés lui avait désobéi.
Comment ne pas évoquer la situation libanaise, avec ses truands, ses mafieux, et ses voyous en cravate ? Peut-on encore prétendre faire de la politique, au sens classique, lorsqu’on est forcé de négocier avec le crime organisé ?  Au nom de quoi doit-on, au Liban, accepter de dialoguer avec la pègre, les mafias et la truanderie?

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