L’Azerbaïdjan et l’Arménie se regardent en chiens de faïence dans le silence revenu des montagnes. Le poste frontière du corridor de Latchine, entre l’Arménie et le Nagorny Karabakh, où se trouve la seule route qui relie les deux territoires, a vu passer 100.000 réfugiés arméniens. La route est désormais plongée dans la torpeur.

Carte des routes permettant de rejoindre l’Arménie depuis le Nagorny Karabakh, avec une photo des embouteillages le 27 septembre 2023 (Planet Labs PBC, AFP)

Après neuf jours de panique et un exode continu des Arméniens de l’enclave sur la route qui serpente, la frontière est déserte.

Sur la colline de gauche, le drapeau arménien et les volontaires civils attendant les derniers réfugiés à prendre en charge.

Au milieu, un pont, sur lequel est positionné un blindé de l’armée russe, qui sert de force d’interposition au Nagorny Karabakh depuis la guerre de 2020. Cinquante mètres plus loin, les gardes-frontières azerbaïdjanais, vissés à leurs jumelles et leur poste de contrôle.

Sous l’auvent équipé de caméras intelligentes dernière génération, un seul véhicule s’y présente.

L’antédiluvienne estafette kaki brinquebale jusqu’aux douaniers azerbaïdjanais et leurs tablettes numériques. Un amas de breloques, matelas, meubles et un vélo sont ficelés en équilibre sur son toit.

L’Arménien Sergueï Astsarian présente ses papiers. Le commerçant de 40 ans a finalement décidé de quitter la capitale de l’enclave, après avoir réalisé, dit-il, qu’il était dans Stepanakert " seul, comme le dernier des Mohicans qui reste là-bas ".

Le père de famille redoutait d’être bloqué pour de bon. Malgré les appels des autorités de Bakou à rester, il a fini par choisir de partir, disant qu’il attendait des " garanties concrètes " et pas seulement " verbales " sur la suite.

" J’ai discuté avec la police et ils ont dit " Vous pouvez rester ". J’ai dit " Pour quoi faire ? " ", témoigne-t-il.

" Mais si on veut rentrer, ils ont dit " Pas de problème, vous pouvez vivre dans vos maisons. Et ceux qui vivaient dans des maisons azerbaïdjanaises en construiront des nouvelles " ", dit le réfugié.

Dans les années 1990, un précédent conflit entre Bakou et Erevan, gagné cette fois par l’Arménie, avait obligé des dizaines de milliers d’Azerbaïdjanais à fuir le Nagorny Karabakh. Chez eux, la victoire contre les séparatistes ravive des rêves de retour.

" Moi, je ne pense pas que toute la population reviendra ici, il fallait régler ces problèmes entre les deux gouvernements… il ne fallait vraiment pas de cette guerre ", estime Sergueï Astsarian, qui espère retrouver ses proches en Europe.

Après un rapide contrôle, l’estafette rouillée avance cahin-caha jusqu’à l’immense portail gris déployé au milieu du pont, un scanner à rayon X.

Sergueï Astsarian s’engage en direction du drapeau arménien, sans un regard derrière lui.

En remontant la route qu’il vient de prendre, par laquelle jusqu’à 100.000 personnes sont passées en une semaine selon Erevan le spectacle de désolation est saisissant.

Une Lada abandonnée, une poussette rose au milieu des ronces, une dînette pour enfants, un chapeau élégant, une baignoire, des vélos, des centaines de bouteilles, restes de repas et restes de toute une vie… sur cinq kilomètres, la montagne est jonchée d’objets abandonnés par les Arméniens pris dans les bouchons au moment de fuir.

Sur la route abrupte qui serpente dans les collines pointant en aiguilles vers le ciel, les points de contrôle des gardes-barrières russes se succèdent à chaque vallée. Aucun militaire azerbaïdjanais en vue, seulement la police et les forces de sécurité intérieure.

À Lissagorsk, un minibus jaune au coffre ouvert sur une montagne de valises et immatriculé en Arménie, fait une halte sous le drapeau de Moscou. Il est rempli d’une quinzaine de vieillards qui regardent la route plongée dans le brouillard par la vitre sale en attendant de poursuivre l’évacuation.

Ils refusent de dire d’où ils viennent ou de parler d’eux à la presse.

Très peu d’informations filtrent sur la situation à Stepanakert, que Bakou appelle Khankendi, désertée de sa population (55.000 habitants), après l’offensive éclair et victorieuse de Bakou et la capitulation des séparatistes le 20 septembre dernier.

Pour la première fois en 30 ans, une mission de l’ONU est arrivée dimanche dans l’enclave pour évaluer les besoins humanitaires sur place.

Les camions blancs du Comité international de la Croix-Rouge, rares humanitaires pouvant entrer et sortir de l’enclave, étaient aussi visibles sur la route de Latchine.

Le Comité dit se concentrer " sur les activités permettant de sauver des vies ", comme le transfert de blessés en Arménie ou l’acheminement de fournitures médicales.

Daphné Rousseau, photos Emmanuel Dunand, AFP

Georges Haddad, Ici Beyrouth