On connaît la phrase de Martin Luther King: “Nous prévaudrons, car si l’arc moral de l’univers est long, il tend vers la justice”. En Allemagne et aux États-Unis, la justice est en marche dans deux affaires qui se recoupent sur la ligne divisant démocratie et dictature. Dans les deux cas en effet, même si le responsable principal manque encore à l’appel de la justice, sa lourde présence sous-tend la lente progression de l’arc.

À Coblence d’abord s’est clôturé le 13 janvier le long procès d’un tortionnaire syrien, Anwar Raslan, qui avait pris refuge en Allemagne après avoir fait défection. Ancien officier des renseignements, il était responsable de la prison al-Khatib en Syrie d’avril 2011 à septembre 2012. La Haute Cour de Coblence a exposé, après une longue enquête, sa responsabilité pénale " pour  meurtre dans 26 cas, sévices corporels graves dans 25 cas ", y compris des viols.

Ainsi se termine en prison la carrière d’un tortionnaire syrien : consolation symbolique pour la souffrance sans fond d’un peuple soumis à la dictature depuis cinquante ans, consolation infinitésimale qui donne néanmoins à l’arc moral une petite touche de justice grâce à deux principes particulièrement utiles pour l’avenir.

Le premier est la culpabilité de l’accusé même s’il n’a pas commis les crimes de ses propres mains. Le jugement a considéré Raslan complice sur la base de sa responsabilité à la tête de la prison : " Bien que l’accusé n’ait pas commis personnellement les actes, ceux-ci lui sont imputables sur la base de ses pouvoirs de décision et de commandement. "

Le second apparaît dans la responsabilité de commandement à un niveau encore plus élevé, au-delà de la direction d’un établissement carcéral immonde – la responsabilité de l’ensemble de la politique criminelle décidée au sommet du pouvoir. Citant également les documents révélés par " César ", la Cour souligne le contexte dans lequel s’inscrit le cas Raslan:

" Début 2011, ledit ‘Printemps arabe’ a gagné la Syrie. Avec l’extension des protestations, un ‘Bureau central de gestion des crises’ a été mis en place. L’organisme relevait directement du président Bachar el-Assad et instruisait l’ensemble des forces de sécurité sur comment procéder contre le mouvement de protestation. L’objectif de ce Bureau central était en avril 2011 de réprimer les protestations par la force armée à n’importe quel prix pour sauver le régime. "

Les membres de ce Bureau infâme, qu’il est important d’exposer, chacun personnellement, auront du mal à voyager en Occident après cette décision historique. La décision allemande est d’autant plus remarquable qu’elle n’a pas hésité à impliquer la personne sans laquelle un large éventail de crimes contre l’humanité n’aurait pu être commis en Syrie. M. Assad continue à présider à des cruautés envers les simples citoyens pour n’être pas d’accord avec lui. Pour la première fois dans l’histoire judiciaire, la décision trace les limites de l’impunité du dictateur syrien. C’est par ses conséquences pratiques qu’elle compte surtout.

Cette même responsabilité du plus haut responsable se retrouve dans les diverses enquêtes américaines sur l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021. Un an après, le procureur fédéral Merrick Garland a fait le point dans une déclaration de principe où il explique que plus de 700 personnes qui ont participé à l’attaque ont été jugées, mais que son travail ne se limiterait pas aux participants directs. Rien de concret, cependant, sinon que la nasse des procès en puissance continue à se développer à plusieurs niveaux, l’enquête du bureau fédéral étant la plus importante. La procureure générale de l’État de New York vient d’accuser ouvertement Donald Trump et son organisation, y compris son fils et sa fille, de violations graves de la loi fiscale de l’État ; le comité du 6 janvier au Congrès sur les causes et responsabilités de l’assaut redouble de sommations aux divers responsables dans l’ancienne administration pour crimes divers, y compris leur attaque contre la démocratie sous forme de sédition ; et il faudra bien que Merrick Garland se décide un jour à convoquer un président sans lequel les 700 procès qu’il se targue d’avoir instruits passent en travers de la responsabilité évidente de l’ancien président. Car sans M. Trump, l’assaut du Capitole par des partisans qu’il a chauffés à blanc pour renverser le résultat des élections pendant des semaines aurait été inconcevable.

Ainsi va la lutte universelle entre démocrates et autocrates. Comme le Révérend King, il faut garder l’espoir, saluer les avancées de la justice quand elles ont lieu, les dénoncer quand elle piétine. Pour les victimes, l’arc de la moralité universelle reste lent à se concrétiser. Surtout, il n’a de sens que s’il touche au niveau le plus haut du crime, celui d’autocrates au pouvoir sans lesquels les dizaines de violations graves n’auraient pu être commises pour commencer. L’arrêt de la Cour de Coblence mérite d’autant plus d’être salué.

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