L’attaque terroriste qui a tué vendredi 22 mars environ 140 personnes en périphérie de Moscou, au Crocus City Hall, a alimenté nombre de théories complotistes sur l’implication de services de renseignements étrangers. Vladimir Poutine, lui-même, continue de pointer une responsabilité de l’Ukraine où les assaillants avaient prévu de prendre la fuite, selon le discours du Kremlin. Pourtant, l’attentat perpétré répond parfaitement à la logique idéologique de l’organisation. 

Une opération de la CIA, du Mossad ou encore du SBU ukrainien. Sur les réseaux sociaux de multiples théories ont commencé à fleurir quant à l’implication de services de renseignements étrangers dès les premières minutes de l’attaque terroriste qui a coûté la vie à près de 140 personnes à Moscou le 22 mars dernier.

Quelques heures après le drame, une revendication tombe, celle de l’État islamique au Khorassan (EI-K), branche de l’organisation fondée en 2015, très active en Afghanistan, en Iran et dans les anciennes républiques soviétiques de cette région. Pour beaucoup, le doute et la crédibilité de l’information persistent, d’autant que quatre jours après l’attaque, Vladimir Poutine refuse toujours de commenter la revendication de l’État islamique.

Une revendication opportuniste ?

La première revendication de l’attaque du Crocus City Hall a été publiée par l’agence Amaq News officiellement affiliée à l’État islamique, puis reprise sur des chaînes Telegram sympathisantes. Peu après, des images des auteurs ont commencé à être diffusées, ainsi que des vidéos particulièrement violentes. Une fois de plus, par les canaux officiels de l’organisation. Ce schéma de revendication, typique de l’État islamique, laisse peu de place au doute.  

Revendiquer des actions sans en être à l’origine n’est pas dans les habitudes du groupe jihadiste selon plusieurs experts. L’État islamique n’est pas opportuniste, à part quelques attaques en Iran il y a plusieurs années, jamais l’organisation n’a revendiqué un attentat dont il n’était pas à l’origine. 

Une foule porte le cercueil d’une des victimes de l’attentat revendiqué par l’EI-K qui a fait près de 100 morts près de la tombe de Qassem Soleimani, le 3 mars 2024 . (ATTA KENARE/AFP)

Le 3 avril 2017, un kamikaze se fait exploser dans le métro de Saint-Pétersbourg faisant 15 morts et 53 blessés. L’attention des autorités est alors focalisée vers l’État islamique car l’organisation vient de publier des vidéos de propagande appelant à frapper le pays des Tsars, mais aucune revendication du groupe n’a lieu. Le bataillon de l’imam Chami, affilié à Al Qaïda, affirme finalement être à l’origine de l’attaque trois semaines plus tard. À contrario, l’EI-K avait clamé sa responsabilité dans l’attentat du 5 septembre 2022 contre l’ambassade russe à Kaboul qui avait tué entre 6 et 10 personnes, selon les sources sur place. 

Si l’organisation sanglante de l’État islamique s’est faite plus discrète sur la scène internationale depuis l’effondrement de son califat en 2019, la branche du Khorassan a gagné en puissance au point de devenir la plus redoutée. “Les projets d’attentats de l’État islamique au Khorassan devraient être considérés comme la plus grande menace mondiale de l’organisation aujourd’hui”, indique un rapport du Washington Institute for Near East Policy, publié deux jours avant l’attaque du Crocus City Hall. 

Il rappelle également la forte présence de jihadistes tadjiks, dont étaient originaires certains suspects de Moscou, “devenus des éléments clés dans le réseau terroriste” de l’organisation car impliqués dans un tiers des attaques du groupe en 2023. 

4500 Russes jihadistes en Syrie

Le drame du 22 mars, qui restera marqué dans les esprits de la société russe, n’est pas une surprise pour les experts de la question jihadiste, et n’aurait pas dû l’être davantage pour les autorités russes. Deux semaines avant l’attaque, deux signaux importants remontent aux oreilles de Moscou. Le 7 mars 2024, le Service fédéral de sécurité russe (FSB) affirme avoir déjoué une attaque fomentée par l’EI-K contre une synagogue. La même journée, les autorités américaines alertent leurs ressortissants vivant en Russie quant à un risque d’attentat “imminent” à Moscou, les exhortant notamment à éviter les salles de concert. Un avertissement qualifié de “purs chantages” par le Kremlin qui dénonçait une entreprise de déstabilisation.  


Au-delà de ces récents développements, le pouvoir russe se sait depuis longtemps dans le viseur de l’organisation terroriste. L’État islamique, créé en 2006, a connu son apogée entre 2014 et 2017 lorsqu’il contrôlait un vaste territoire à cheval entre la Syrie et l’Irak. L’intervention russe en soutien au régime de Bachar al-Assad à partir de 2015 a largement contribué à l’effondrement du califat qui avait été mis en place. La mémoire collective internationale a sûrement un peu oublié la responsabilité russe en Syrie et ses massacres commis sur la population civile, notamment en ciblant des hôpitaux, mais pour toute organisation jihadiste qui se sert de ces exactions pour sa propagande, le souvenir est très frais.

Selon des chiffres officiels, environ 4500 Russes et 5000 combattants des anciennes républiques soviétiques avaient rejoint la Syrie pour combattre, faisant du russe la deuxième langue la plus parlée dans l’organisation après l’arabe. En février 2017, Poutine avait déclaré lors d’une réunion avec du personnel militaire : “Nous comprenons à quel point ce foyer de terrorisme sur le territoire syrien représente un énorme danger pour nous et pour la Russie.”

Plusieurs terrains d’affrontements

Dans l’idéologie de l’État islamique, les États-Unis, l’Iran ou la Russie ne sont que des nations d’apostats. Penser que l’animosité de cette organisation envers ces pays est à échelle variable constituerait une erreur. Tous sont logés à la même enseigne et la Russie y détient une place de choix. Elle combat toujours frontalement l’EI un peu partout où il est présent, à travers le groupe de mercenaire Wagner. D’abord dans l’Est syrien, mais aussi dans les pays du Sahel ou même au Mozambique où une insurrection jihadiste ayant prêté allégeance à l’EI était temporairement parvenue à capturer des villes en 2020. 

Des manifestants en soutien au groupe Wagner au Mali, lors d’une manifestation à Bamako, le 19 février 2022. (FLORENT VERGNES/AFP)

L’ensemble de ces terrains d’affrontements entre l’organisation terroriste et la Russie polarise un esprit de vengeance de l’EI selon des spécialistes des questions jihadistes. Dans sa branche du Khorassan qui rassemble plusieurs groupes ethniques ayant une histoire commune avec l’ex-URSS, les guerres de Tchétchénie ainsi que celle d’Afghanistan constituent une motivation supplémentaire d’en faire une cible. 

L’attentat du Crocus City Hall a pu surprendre par son ampleur et sa soudaineté. Elle s’inscrit pourtant dans une série d’attaques de l’EI visant la population russe, dont le crash du vol Metrojet 9268 qui avait tué 224 touristes russes rentrant de vacances en Egypte. Premier attentat réussi dans un avion depuis le 11 septembre 2001, l’appareil s’était désintégré au-dessus du désert du Sinaï après l’explosion d’un engin explosif caché dans une canette de soda. Plusieurs autres attaques revendiquées par l’État Islamique avaient également frappé la Russie en 2016, 2017 et 2018. 

" L’échec du Kremlin "

Malgré ce passif entre l’État islamique et l’État russe, Vladimir Poutine ne cesse de pousser un discours accusatoire envers l’Ukraine et le monde occidental contre qui il est ouvertement en guerre. “Le Kremlin ne peut voir le monde que par le prisme d’une seule lentille, celle de l’hystérie anti-occidentale et du mépris”, considère Philip Wasielewski, directeur du Centre d’étude du renseignement et de la guerre non conventionnelle du FPRI (Foreign Policy Research Institute).

Pour Robert E. Hamilton, responsable de la recherche au sein du programme Eurasie du même institut, les déclarations du pouvoir russe permettent également de camoufler les failles de ses services de renseignements. “Impliquer l’Ukraine et l’Occident dans l’attaque détourne également l’attention de l’échec du Kremlin à l’empêcher”, affirme-t-il.

Un certain nombre d’internautes remettent en question la crédibilité de la revendication de l’État islamique au Khorassan face à une Russie qui a su se montrer en faveur d’un État palestinien et très critique d’Israël ces derniers temps. Une image de défenseur de la cause palestinienne que Poutine a su entretenir pour consolider son image d’alternative à un Occident qui semble de plus en plus en difficulté face à ses paradoxes moraux.

Ce narratif de surface, encore savamment alimenté par Moscou, ne doit plus convaincre au risque de ne jamais prendre la mesure du danger que représente l’État islamique ainsi que son idéologie.