Depuis le début de la guerre Israël-Hamas, le nombre d’hectares de terres confisquées par Israël en Cisjordanie occupée s’envole, tandis que tous les regards sont tournés vers Gaza.

Tout en distribuant un fourrage coûteux à ses moutons, Talib Edais contemple, avec regret, de l’autre côté de la route, les montagnes de la vallée du Jourdain, où son troupeau paissait gratuitement jusqu’au mois dernier.

"Vous voyez ces mangeoires? On doit vendre un mouton pour nourrir les autres. D’ici un an, il ne nous en restera aucun", explique à l’AFP le berger de 65 ans, de sa ferme du village de Jiftlik, en Cisjordanie, territoire occupé par Israël depuis 1967.

En mars 2024, 800 ha de terres attenantes à sa ferme ont été déclarées "terres domaniales" par les autorités israéliennes, un statut qui confère au gouvernement le contrôle de leur utilisation, aboutissant inévitablement à en priver d’accès les Palestiniens de Cisjordanie.

Ce type d’accaparement de terres a déjà atteint un niveau inégalé en 2024, affirme l’ONG israélienne Peace Now, alors que les regards sont tournés vers la bande de Gaza, où Israël mène une offensive militaire tous azimuts depuis le 7 octobre et l’attaque sanglante menée par le Hamas depuis Gaza en territoire israélien.

Depuis le début de l’année, près de 1.100 ha ont été déclarés terres domaniales, déjà deux fois plus que sur l’ensemble de 1999, jusque-là année record.

Les bergers palestiniens peuvent théoriquement continuer à y amener leurs troupeaux. Jusqu’à ce qu’elles soient concédées à quelqu’un ou allouées à un projet immobilier.

En 2018, l’ONG anticolonisation Peace Now a calculé que "99,76% des terres domaniales allouées (…) en Cisjordanie occupée l’avaient été pour des besoins d’implantations israéliennes", considérées comme illégales au regard du droit international.

Ordre de démolition

La parcelle de Jiftlik, ayant vue sur le fleuve du Jourdain, où vivent depuis 1976 les 50 membres de la famille Edais, s’étend devant la colonie israélienne de Massoua et près de la base militaire d’Ariyé.

Avant même l’annonce du changement de statut des pâturages, des colons israéliens ont confisqué leurs moutons, affirmant qu’ils étaient entrés dans une zone interdite, selon M. Edais.

La famille Edais a dû payer environ 40.000 dollars au Conseil régional de la vallée du Jourdain, qui gère la vie des colons de cette zone, pour les récupérer.

Des ONG défendant les droits humains dénoncent un usage de plus en plus fréquent de ce procédé par les colons pour pousser les Palestiniens à quitter des terres qu’ils convoitent.

Le Cogat, organisme dépendant du ministère israélien de la Défense chargé des affaires civiles palestiniennes et sa branche chargée des terres domaniales, n’a pas répondu aux diverses requêtes de l’AFP.

L’histoire de la famille Edais ne surprend pas Hamad Audi, un ouvrier du bâtiment vivant à Jiftlik, de l’autre côté de la base militaire.

"La loi est aux mains des colons et l’État (d’Israël) est de leur côté", dit-il à l’AFP.

Selon M. Audi, 27 des 40 maisons de cette partie de Jiftlik font l’objet d’un ordre de démolition des autorités israéliennes.

Jiftlik est inclus en zone C, secteur de la Cisjordanie sous contrôle total d’Israël mais généralement vierge de constructions.

En mars, quelque 21 ha en lisière du village ont été attribués au Conseil régional de la vallée du Jourdain. Le secteur – où se trouvent une ancienne prison datant du mandat britannique et un bâtiment de l’époque ottomane – est désormais interdit d’accès aux Palestiniens vivant juste à côté.

Communautés vulnérables

Audi voit l’avenir avec pessimisme: "Je m’attends à ce que la population de la totalité de la vallée du Jourdain soit déplacée."

Pour Yonatan Mizrahi, directeur de la surveillance des colonies à Peace Now, deux facteurs principaux expliquent la ruée vers la vallée du Jourdain.

Le premier est l’idée chez de nombreux Israéliens que "la vallée du Jourdain doit être aux mains d’Israël quoiqu’il en coûte", pour constituer une zone tampon entre la Cisjordanie occupée et la Jordanie.

Le deuxième c’est que les communautés locales "qui ont très peu de pouvoir", comme les bergers, sont éparpillées et vulnérables.

Au cours des douze derniers mois, une surface record de terres initialement utilisées par les Palestiniens leur a été interdite.

"On a vu beaucoup de lotissements, beaucoup de décisions du gouvernement israélien concernant la Cisjordanie en général", souligne M. Mizrahi. Parmi celles-ci, l’élargissement des compétences du Conseil régional de la vallée du Jourdain, des classements en terres domaniales, une hausse des implantations illégales au regard de la loi israélienne et une hausse des subventions qui leur ont été accordées.

Talib Edais, le berger, est persuadé que la hausse des réallocations de terres est liée à la guerre à Gaza.

Les Israéliens "ont trouvé dans le 7 octobre un prétexte pour expulser les gens", dit-il, "mais ici il n’y a pas de guerre. La guerre à Gaza est à 200 km de nous".

Louis Baudoin-Laarman, avec AFP